On est passé près des catastrophes : celles de l'indifférence et de l'insuffisance. Le long et besogneux premier semestre 2014 a été un carnage, tant il préfigurait une année de disette.
Bander mou. Un top 3, pas plus. Beaucoup de grosses pointures ont déçu un peu (St. Vincent, Thom Yorke), beaucoup (Sharon Van Etten, Todd Terje) et atrocement (Sébastien Tellier, Blonde Redhead...). Obligé donc d'aller voir ailleurs (du côté du hip hop, du rap ou du punk rock) pour trouver de quoi se sustenter - et passer l'hiver.
Pêle-mêle, on a assisté à la descente aux enfers de Lana del Rey, qui n'a pas su nourrir l'espoir permis par son Born to Die (2012), à la pollution médiatique de starlettes made in francophonie, toutes surcotées (FAUVE, Yelle, Christine & the Queens), à la prise de melon de St. Vincent (annulant tous les concerts possibles dès que la TV américaine l'appelle), à la guéguerre stérile entre Mark Kozelek et The War On Drugs (Booba a grave le seum) et j'en passe. Bref, une année où Coldplay, Zaz et U2 dézinguent est toujours sujette au désastre.
Et puis, la lumière. Depuis la fin de l'été, paradoxalement. Les grands disques pleuvent enfin, de quoi accorder moins de crédit à la médiocrité ambiante. Si les most awaited releases vont inonder 2015, cette année fait plus que sauver les meubles, au final. Mais il a fallu tendre l'oreille pour écouter ces voix qu'on avait fini par chasser et qui pourtant indiquaient de nouvelles directions à suivre.
Voilà donc les 20 meilleurs albums parus en 2014 selon moi, sur environ 130 écoutés (intégralement et plus d'une fois), classés par ordre de préférence. Les goûts se discutent donc n'hésitez pas à réagir si vous le souhaitez.
On commence donc par un disque qui ne date pas de 2014, en toute logique. Sorti à la surprise générale sur iTunes le 13 décembre 2013, il était trop tard pour l'apprécier au calme et avec recul. La très grande qualité du cinquième album de l'hyperstar a surpris, elle-aussi, tant on ne s'attendait pas à la voir écraser avec autant de facilité la concurrence (un peu plus qu'avant, quoi). Truffé de collaborations, Beyoncé séduit pourtant par sa cohérence et une production irréprochables, des titres-hymnes dignes de ses classiques (Partition, Drunk in Love, ***Flawless) et par son rendu scénique (les Carter au Stade de France, c'est énorme ; ceux qui ont tenté de vous consoler à coups de "déception" ou de "surfait" n'avaient qu'à vous revendre leur place). On la dit sur le déclin, attaquée à coups de rumeurs sur sa relation avec Jay-Z ou sur sa vraie-fausse grossesse, vieillissante face aux Rihanna, Taylor ou Ariana... Mais quelque part dans une salle du Louvre, Queen B rit bien fort, mettant un terme à la plus grande intrigue picturale au monde. Si elle parvient à voler la vedette à Mona Lisa, ce n'est pas un parterre de pop stars en sucre qui risquent de l'inquiéter. Bow down, bitches, qu'elle vous dit.
A écouter : Mine (ft. Drake), ***Flawless, 7/11)
#19 tUnE-yArDs - Nikki Nack (4AD)
Aperçue pour ma première fois au Primavera Sound Festival en 2011, elle semble, trois ans plus tard, n'avoir jamais quitté la scène, tant son numéro se veut sans fin. Injustement oubliée des bilans annuels, l'Américaine demeure fidèle à elle-même : inventive, déjantée et unique. Nikki Nack reste dans la continuité de ses précédentes oeuvres, entre bric-à-brac tribal et sonorités remuantes. Face à ce déferlement d'idées géniales, Merill Garbus fait valoir une voix inimitable pour remettre un peu d'ordre dans une démarche qui déborde d'énergie. Si certains peuvent trouver ça lourdingue et dolipranien, le disque répond néanmoins à un souci de construction devenu rare, le tout dans une bonne humeur communicative. Résultat : l'auditeur ne se perd jamais mais virevolte entre pistes entêtantes, un titre parfait (Real Thing) et des genres rendu caducs (Manchild). Celle qui a commencé à composer en étant nounou dans le Massachusetts déclarait sur BiRd-BrAiNs (2009) pouvoir donner naissance à des oiseaux. Tout est dit.
Depuis 2005 et la publication de son chef d'oeuvre Happiness, j'attends le jour où le frenchie de Philly me décevra, histoire de lui écrire une lettre mélancolique et énamourée. Ce n'est pas pour tout de suite. Aux côtés d'artistes tels qu'Arman Méliès ou Syd Matters, Schuller s'illustre en métronome du temps manqué. Cinq ans depuis son précédent opus, c'est long. On aurait d'ailleurs pu s'attendre à plus de virages dans le sentier que représente la carrière de cet originaire des Yvelines, et notamment sur ce Heat Wave. Mais non, l'architecture du monde onirique mis sur pied n'est pas prête de tomber en ruines, tant chaque composition consolide la fiabilité dans l'excellence de Sébastien Schuller. Plus swinguant (Endless Summer et Memory/Les Halles) que ses grands frères, Heat Wave brille par la fluidité de ses morceaux, aux ambiances feutrées mais plus joyeuses qu'antan. Rarement connu un ami (imaginaire) aussi consistant et réconfortant que lui.
"Nous avons une règle de ne jamais écouter de musique triste. C'est une décision que nous avons prise très tôt. Les chansons sont aussi tristes que celui qui les écoute, mais nous n'écoutons jamais de musique". Cette déclaration désabusée de l'écrivain Jonathan Safran Foer semble taillée pour Ruins. Pensé, élaboré et enregistré à Aljezur, magnifique municipalité du sud du littoral portugais, l'album fait passer le For Emma, Forever Ago de Bon Iver (2008) pour une playlist de Paris Hilton lors d'un DJ set à Coachella. Triste, oui : Liz Harris a composé ces pièces dans un état "de colère politique et émotionnel au bord du gouffre". Simple, aussi : un piano, une voix, une atmosphère. Pas de place pour la fantaisie. Terrassant, surtout : la jeune artiste nous glace le sang, chope sa proie dans un état de paralysie générale, pour mieux le faire fondre. Le résultat est vraiment saisissant de sobriété et de grâce, rappelant par moments les états d'âme de Half Asleep ou la finesse d'une Julie Holter. Il est difficile d'en parler au final, car Ruins s'adresse à chacun d'entre nous mais pas à tout le monde. Problème : on a tous promis de garder le secret et de ne rien révéler.
#16 How To Dress Well - What Is This Heart? (Domino)
C'est la grosse surprise de l'année. L'histoire d'un outsider, peu avare en mixtapes et projets obscurs. Tom Krell, archétype du bon élève mais dont le comportement ingérable l'empêche de progresser. Ce n'est plus le cas. Produit par Rodaidh McDonald (Vampire Weekend, The xx, Adele), What Is This Heart? propulse son géniteur trois étages au-dessus de la plèbe. Car l'élève a appris de ses erreurs. Pour en faire d'autres, certes, mais surtout pour aller de l'avant. Et s'assumer. Pas question de choisir entre les loops électroïdes ou le R'n'B de babtou fragile, Tom Krell se donne tout entier dans son oeuvre (il chante, et sans trop d'effets), qui épate par sa portée et son engagement : entiers. Si son Total Loss (2012) préfigurait déjà une sensibilité à fleur de peau, WITH? en fait une force centrifuge. On dirait l'autoportrait, sans anicroche ni ellipse, d'un artiste au firmament, qui élève sa prise de position (envers lui-même) en bataille quasi politique. Le résultat n'est pas sans défaut mais la sensation générale à l'écoute tourne chacun vers sa quête de liberté et de sincérité, devenue (trop) rare (dans l'industrie musicale) (partout). Un cas d'école exemplaire.
(N.B. : à ceux qui se demandent s'il y a une réelle différence entre un #17 et un #18, la réponse est oui. On continue ?)
Si je devais dresser une liste des artistes les plus sous-estimés des années 10's, Kindness serait sans doute aucun le premier d'entre eux. Remarqué pour son charmant et funky World, You Need a Change of Mind (2012), Adam Bainbridge devait mettre tout le monde d'accord avec son sophomore album. C'est raté, visiblement. Entre ceux qui détestent et les autres qui s'en foutent, veillent les adorateurs, dont je fais partie. Otherness éblouit dès la première écoute, regorge de maturité et se démarque de son prédécesseur. Il s'affaiblit un peu par la suite mais n'en demeure pas moins de haute volée. Très composite (Robyn, Devonté Haynes, Kelela, M.anifest y collaborent), le disque souffre par moments d'une vision trop large et de sonorités datées (l'interminable Geneva). Peu d'entre eux peuvent cependant se targuer de réinventer la folk africaine (For the Young), de signer un tube générique (Who Do You Love?) et de caresser la soul comme le fait I'll Be Back. Il y a beaucoup de conscience dans ces compositions et une volonté de surprendre l'auditeur tout en le laissant en terrain connu. Si la voix du Britannique reste discrète, ses talents de producteur et l'énergie scénique parlent pour lui. Il ne faut pas voir de fumée là où le garçon ne fait que couler : l'intuition est la première de ses inspirations. Gageons que lorsqu'il décidera de couper ses cheveux, Pitchfork et consorts (trop occupés à storytell le premier (par)venu) daigneront s'y intéresser autrement que via le trou de la poubelle.
A écouter : World Restart, Who Do You Love (ft. Robyn), For the Young.
Voici le moment tant redouté : écrire une palabre sur Sun Kil Moon. Que dire, si ce n'est que Benji aurait dû se retrouver dans le top 5 de ce classement les doigts dans le nez. Sauf que Mark Kozelek a préféré les garder dans le cul, en fait. Ca complique les choses, tout d'un coup, à commencer par son cas. J'aurais pu déclarer avoir écouté cet album une bonne centaine de fois du début à la fin sans interruption pendant des mois. Ou alors que j'ai pleuré dessus (oui, tiens, ça fait bien de dire que la musique peut encore faire pleurer - sauf que c'est vrai). Sinon, je peux aussi raconter cet affreux concert au Divan du Monde à Paris, l'un des pires auquel il m'ait été donné d'assister. La gifle fut brutale, mais elle ne fut pas celle espérée. Ce n'est même pas de la déception, juste un dégoût de voir Kozelek, branleur aviné certifié (Ariel Pink a un nouvel ami), déverser des inepties entre deux morceaux joués sans vie, alors que les textes de Benji sont incroyables. Ses nombreuses sorties à l'encontre de The War On Drugs n'ont pas arrangé les choses. Bref, je ne tiens pas beaucoup à relancer le débat sur l'artiste et son oeuvre en godwinant sur Louis-Ferdinand Céline. Les grands disques n'appartiennent à personne, pas même à leur maître.
A écouter : tout, sauf Kozelek parler.
#13 Spoon - They Want My Soul (Loma Vista)
Qui pouvait encore y croire ? Pas grand monde. Qui pouvait se permettre un tel revirement ? Peu d'entre eux. Spoon, c'est une carrière en dents de scie, avec moult départs précipités de ses membres et des livraisons alternant le meilleur (Gimme Fiction en 2005, Ga Ga Ga Ga Ga deux ans plus tard) et le "putain, pourquoi ?" (Transference, 2010). Mais c'est surtout une carrière entière, qui, en vingt ans, a tout connu, les havres comme les trous d'air, donc prête à ressurgir quand plus personne ne parierait sur elle. Autant ne pas y aller avec le dos de la cuillère (huhu) : They Want My Soul est un magnifique comeback, un pied-de-nez à ceux qui pensaient les Texans finis (moi le premier), et surtout un formidable second souffle. Si l'album est une succession de tubes imparables, c'est aussi le récit d'une histoire qui nous tient en haleine grâce à des paroles révélatrices et une production remarquable (ça n'a pas été toujours le cas par le passé). Impossible de passer à côté de Inside Out, de la folie joviale de Do You, de la patte seventies de Let Me Be Mine. Spoon a la créativité rythmique pour lui, tandis que Britt Daniel et cette voix semblent à jamais faits pour durer. Des chansons, des chansons, et des bonnes, tant qu'à faire : comptez sur eux pour poser les bases d'un groupe culte, qui n'a jamais sonné aussi jeune et novateur.
A écouter : Inside Out, Do You, Knock Knock Knock.
Le voilà, le meilleur album français de l'année. Chapelier Fou n'en est pas à son premier coup d'éclat. Dès 2007, en première partie de Matt Elliott, l'artiste longiligne surprenait avec ses performances très personnelles et diablement excitantes. Au fur et à mesure, il n'a fait que consolider un univers bien délimité et peaufiner son talent, désormais incontournable. C'est une musique géométrique qu'il nous offre, à teneur électronique minimaliste, mais surtout très intuitive et corporelle. Beaucoup de trouvailles dans ces compositions bricolées, qu'on n'a plus l'habitude d'entendre. Deltas sonne comme une évidence pour le Lorrain, qui rappelle Yann Tiersen (sur Polish Lullaby) autant que Dan Snaith (Tea Tea Tea). Si le résultat peut laisser froid à la première écoute, l'intraveineuse fait son effet dès l'approche suivante. D'une maturité et d'un équilibre raffinés, Louis Warynski n'a pas fini de nous surprendre.
A écouter : Pluisme, Tea Tea Tea, Carlotta Valdes.
#11 Timber Timbre - Hot Dreams (Arts&Crafts)
Appelez-ça un "all in", un va-tout ou un sacré flush. En tout cas, c'est un énorme coup de poker. Parce que c'était loin d'être gagné. On savait déjà que Taylor Kirk ne respirait pas la joie de vivre, du moins sur ses chansons. On sait désormais que le coup de cafard est contagieux. Mais à quel prix ! D'une beauté désarmante, Hot Dreams s'incruste dans les tréfonds de l'âme, tel une vieille blessure impossible à panser. De la première à la dernière portée, le disque suit un fil rouge pour ne jamais le lâcher. Une telle capacité à tenir son concept tient du coup de maître. Grand disque glacial et brûlant à la fois, il incite l'auditeur à se plonger une seconde ou une vie dans ce qu'il a de plus enfoui, de plus lumineux. C'est un album, dans le sens le plus noble qui soit, dont on se délecte du début à la fin, sans interruption, sans saut, si ce n'est celui de l'humeur. Epris d'une obsession cinématographique, Timber Timbre se classe définitivement parmi les grands auteurs des années 2000. On pense beaucoup au Third de Portishead (2008), mais on pense surtout avoir trouvé l'ange gardien qui saura chasser nos démons les plus tenaces. Merveilleux et précieux.
A écouter : Beat the Drum Slowly, This Low Commotion, Run From Me.
( -> le top 10 à suivre très prochainement...)