Que s’est-il passé pour qu’il en arrive là ? En 2011, après un concert étincelant à Paris, le diaphane Pallett est à bout. La performance est convaincante, saisissante même. Mais une fois en backstage, le garçon relâche la pression. Il semble ailleurs, plus intéressé par le fromage auvergnat et ses Vogue bien entamées que par la justesse de ses réponses. Mais il en a gros sur le coeur. Arcade Fire, dont il fut l’un des membres ? Il ne veut plus en entendre parler : « Je joue avec eux le plus souvent possible mais c'est devenu un grand groupe, il faut s'organiser en amont. Ils me manquent, c'est mon groupe préféré. Malheureusement, ça n'a pas très bien fonctionné. » Il a changé d’avis puisqu’il est apparu à leurs côtés sur la tournée Reflektor. A l’époque, il n’est pas (encore) question d’un nouvel album. Le Canadien, harassé par une interminable tournée, prévoit d’aider un ami à la conception d’un film. Il a pourtant quelques nouveaux morceaux dans les cordes. Il les présente au public pour la toute première fois à l’Iceland Airwaves Festival, en octobre 2011. Owen Pallett n’est que l’ombre de lui-même. Léger comme trois plumes, il devient difficile pour lui de faire le poids. Des tonalités plus électriques, un chant approximatif voire à côté de la plaque, un violon délaissé, rien n’y est. Et surtout pas l’envie. Le successeur de Heartland risque fort de senti le roussi. Visiblement avide de changement, l’artiste s’oublie et renie les fondamentaux.
Trois ans plus tard, il est nommé aux Oscars avec… Arcade Fire pour son travail sur la bande originale de Her, réalisé par Spike Jonze. Il n’est désormais plus le violoniste du groupe à huit têtes. Il se fait un nom mais ne marque pas encore les esprits. Le plus dur est fait, cependant. Pallett peut désormais laisser libre court à son imagination et repartir à l’assaut d’un sophomore album solo - troisième si l’on compte ses oeuvres sous le nom de Final Fantasy, quatrième si l’on connaît l’EP A Swedish Love Story (2010). Ainsi naît In Conflict, à l’appellation suffisamment explicite pour être prise au sérieux. Et c’est le moins que l’on puisse faire. Ecrit et produit par ses soins, le disque a été enregistré à l’aide d’une section rythmique composée de Robbie Gordon et Matt Smith, avec les participations de M. Brian Eno et de l’orchestre philharmonique tchèque. Textuellement, l’oeuvre évoque l’amour, la folie, l’identité sexuelle et la dépression. On a connu plus gai. Mais l’important est ailleurs. Le constat, implacablement le même : au bout d’une écoute ou après la centième, In Conflict semble être de ces oeuvres qui feront date, à l’image du Age of Adz (2010) de Sufjan Stevens. Pallett ne cache pas son admiration pour cet album qui a « détruit le monde » selon ses propres dires. Si ce dernier n’est pas encore responsable d’une apocalypse sur terre, il a sans doute aucun du sang sur les mains, à présent. Et pourtant, il demeure assez hasardeux de mettre sur un piédestal l’oeuvre en question. Il n’a pas donné suite à son envie électrique, le violon et le falsetto sont plus prégnants que jamais. Bref, rien de nouveau sous la palette proposée ici. Mais là où de nombreux artistes visent la perfection, Owen préfère l’éternité. Le plus beau moment - et le plus douloureux - du disque est le silence qui le succède. Un silence éthéré, où tout fait enfin sens.
Si les treize compositions naviguent entre le tout juste excellent (On A Path, Soldiers Rock) et le stupéfiant (The Riverbed, tonitruante, Song For Five & Six), c’est bien le chef d’œuvre Infernal Fantasy qui sera retenue dans les livres d’histoire. Une odyssée folle et tourbillonnante d’à peine 3’23 où l’artiste lâche les chevaux dans un labyrinthe émotionnel fort dosé en hallucination cognitive. Une frénétique batterie vient dompter des bips électroniques, orchestrée par une voix exceptionnelle et des choeurs masculins en fin de titre à couper le souffle. Mais le véritable coup de maître, bien plus marquant que sur Heartland, réside dans l’incroyable fluidité et délicatesse dans laquelle berce l’album. Aucun trait forcé, jamais d’excès, le tout est clair comme du cristal. La marque des plus grands. On croit alors assister à un ballet russe ou à la performance artistique de la Coréenne Kim Yu-na sur le Concerto en F de Gershwin aux JO de Vancouver. Il serait terriblement grossier de vouloir juxtaposer des qualificatifs dithyrambiques sur In Conflict. Il ne s’agit pas ici de tenter de comprendre ou même d’apporter un éclairage. La seule prétention de ces lignes est de mettre en lumière une oeuvre d’art, accessible et rare, profonde et légère, marquante sans être encombrante. C’est désormais chose faite. On ne peut alors que s’incliner, puis remercier le gigantesque Owen Pallett pour nous rappeler que la musique peut encore sauver, non pas des vies, mais la vie.
10
(Domino/Sony Music)
Très bel article... Je suis également très séduit par cet album, le 4ème en fait si l'on compte Final Fantasy ("Has a Good Home", "He Poos Clouds", puis "Heartland"). Un seul regret, le fait qu'il a une tendance à délaisser le violon samplé pour des sons plus électro, qui sont certes très réussis (In Conflict, Song for 5&6 et Infernal Fantasy, trois de mes pistes favorites, commencent par des sons électroniques), mais qui sonnent tout de même plus "communs". Heureusement, la ô combien identifiable voix d'Owen est toujours la même, ses jeux rythmiques toujours décapants (Song for 5&6 est le "Great Elsewhere" de l'album In Conflict)... L'essentiel est là: Owen continue de nous faire rêver. Avec un peu plus de violon, ce serait plus classe ;)
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