lundi 24 septembre 2012

Valgeir Sigurðsson - Architecture of Loss (2012)

Chers lecteurs : Certains d'entre vous me reprochent mes chroniques-fleuve, l'usage et l'abus de superlatifs pour évoquer des albums que j'aime. A tous ceux-là, je conseille l'écoute de cet album, chef d'œuvre venu d'Islande (il n'y a pas de hasard, seulement un destin que l'on découvre au gré des jours). Une production qui m'a profondément bouleversé, qui mérite cette chronique-fleuve et l'avalanche de superlatifs de toutes les idiomes du monde. Merci de me lire. Merci de me supporter. C'est pour des disques comme celui-ci que, ravi, je vis puis j'écris.


Comment pouvait-il en être autrement ? En musique comme ailleurs, il n'existe que peu de place pour le hasard. La constance s'appelle le talent, et la variable, la chance. L'opportunité d'éclore. Mais invariablement, il y a ces disques, ces oeuvres, que l'on découvre à l'aube ou la nuit, après un bonheur profond ou un piteux échec. Et qui ne vous lâchent plus, car vous les aimez tant qu'elle prennent soudainement possession de vous et de vos moyens. Valgeir Sigurðsson est peu connu, disons-le franchement. Il est pourtant derrière de nombreux albums plus ou moins fréquentables : la co-production en Metals (2011) de Feist, l'ingénierie de l'organisme de Vespertine (2001), Medúlla (2004) de Björk mais aussi le trou d'air Music Hole (2008) de Camille, c'est lui. Son patronyme ne fait aucun doute : l'homme nous vient d'Islande qui, une fois de plus, dévoile à la face de la stratosphère ses pépites. Non pas un coucher de soleil sur le lac de Jökulsárlón, ni un volcan fiévreux prêt à en découdre avec les continents. Un trésor humain qui fait de son instinct un monument. Architecture of Loss est de ceux-là. Proche des compositeurs Craig Armstrong et Jóhann Jóhannsson dans la conception cinématographique de leur musique, Valgeir Sigurðsson n'a plus à se cacher derrière ses pairs. En Islande, dans un élan d’auto-dérision bienvenu, il est de bon ton d'affirmer que tous les autochtones font partie de la même famille. Ce n'est donc pas une surprise si ces artistes ont l'air de partager le gène du talent inné. Là-bas, lorsque les jours se font cruellement courts et les nuits froides, il ne reste guère qu'à se recueillir dans ce que tout être a de plus précieux : le don. Toujours plus inspiré et inspirant que de se morfondre dans les abysses de la nuit ténébreuse, en attendant le jour qui ne viendra jamais. 

 Sur son premier travail solo de 2007, Ekvílibríum, le compositeur érige un discret et curieux édifice sure lequel le songwriting repose sure la délicatesse et le silence. Et l'ellipse. Trois ans plus tard, Draumalandið (“Dreamland”) sert de bande originale à un documentaire traitant de l'exploitation des ressources naturelles en Islande, de la destruction des paysages crépusculaires du pays et des ravages causés par les industries d'aluminium. La dénonciation et pas seulement la contemplation : voilà l'essence même de la musique de Sigurðsson, là où ses compères de Sigur Rós ont longtemps préféré l'aspect descriptif. Cette volonté de ne pas laisser les choses et les éléments couler irrigue constamment sa troisième œuvre, Architecture of Loss, qui réussit l'exploit d'apaiser le corps tout en torturant l'âme. Réjouissant. Chaque écoute du disque sonde le monde qui nous entoure et nous renvoie à notre propre finitude : que faisons-nous sur Terre ? Si l'on réalise qu'on n'est peut-être qu'un mécréant sur pattes qui ne rend ni les choses meilleures ni pires, qui se contente de se laisser vivre, alors peut-être faudrait-il songer à partir. Tel est le tentaculaire mais réaliste message délivré par l'Islandais. Pour lui, le monde n'est déjà plus. Les titres des morceaux en attestent : World Without Ground ou encore Reverse Erased sont d'une transparence destructrice qui fait froid dans le dos. Les démons ne sont pas laissés derrière soi : ils sont combattus, à l'arrachée, dans un valeureux combat où la musique vainc à tous les coups (bas).

L'artiste s'est entouré de ses compagnons présents sur son album de 2007. Des fers de lance du label Bedroom Community : le claviériste Nico Muhly, déjà aux côtés de Sufjan Stevens et Bryce Dessner au sein du projet Planetarium, Nadia Sirota au violon (sa performance confine à l'époustouflant) et le multi-instrumentiste Shahzad Ismaily. Le fil conducteur est le même que son son précédent opus, à la différence près que Valgeir ne se dissimule plus non plus derrière des images : ils les créent lui-même, à l'envi. Ce n'est pas toujours beau à voir : Reverse Erased, d'une noirceur absolue, évolue vers une marche frénétique et apeurée, jusqu'au final, résolument apocalyptique avec des cordes subjuguées et cinglantes. Ça n'en demeure pas moins magnifique à écouter. Il y a une telle osmose entre les émotions, les sonorités et les photographies qu'induisent ce disque qu'il crée un liant sans fin, une exploration voltaïque non sans danger mais diablement excitante. Architecture of Loss est un album, au sens conceptuel du terme, que l'auditeur se doit d'écouter du début à sa fin, comme une histoire rattachée par des fils de soie. Là se trouve la moelle de l’œuvre : l'homme n'est ni bon ni mauvais, il est juste vulnérable ou inattaquable selon les expériences qu'il traverse, les sols qu'il souille ou découvre, à petits pas, avec fracas. 



L'inaugurale Guard Down décrit parfaitement cette ambivalence : les cordes chevrotantes donnent l'impression de pouvoir exploser à tout moment, avec des staccatos assez flippants. The Crumbling, qui la suit, montre alors une face plus humaine et fragile de l'entité que fonde l'artiste : un piano d'une noirceur et d'une identité apocryphes, des cordes reluisantes et stridentes, tout est là. World Without Ground poursuit merveilleusement le triptyque. Mais Valgeir Sigurðsson s'accorde fort heureusement (pour nous et surtout pour lui) des moments de répit : la candeur sensible et apparente de Between Monuments ou la très picturale Plainsong révèlent le penchant vivifiant et sublime du travail de l'Islandais. Oui, les cordes sont omnipotentes bien qu'elles ne semblent jamais superflues. Elles dictent le tempo de la marche, vers l'abysse ou le céleste, c'est selon. Et quoi de mieux que ces cuivres enivrants de douceur sur Gone Not Forgotten, arrivés à point nommé pour, au final, ne jamais choisir sa voie : l'existence et la décrépitude sont pensées dans un seul et même schéma. C'est ce qui rend l'issue si incertaine et cette architecture de la perte si fantastique. Jamais elle n'impose à l'auditeur telle ou telle direction. Se fiant à son intelligence et à son instinct, il est libre de préférer le chaos ambiant à la tranquillité primesautière qu'offrent la vie. Lui seul décide, car le destin ne le fera pas pour lui. Valgeir Sigurðsson confère ainsi une force d'agir et une puissance inestimable à l'Homme, à son libre arbitre et à sa capacité de toucher du bout de ses doigts l'or, l'authentique et le majestueux. Levez les yeux, la fin vous ouvre les bras. Ne tombez pas, le sol se défait sous vos pas. L'insoutenable élévation de l'être par la musique, ses sentiments et, par dessus-tout, les éléments.

11/10

Un extrait de son opulent précédent opus, Dreamland.


(Bedroom Community/Modulor)
Site web : valgeir.net/

mardi 18 septembre 2012

De l'insatisfaction d'être soi



Gouri n'a pour seul bien que sa moto, attelée à une remorque, vide et bringuebalante. Le protagoniste du roman La nuit tombée d'Antoine Choplin, n'a qu'une idée en tête : retourner sur les lieux de la catastrophe de Tchernobyl. Retrouver son ancienne demeure ravagée et, surtout, mettre la main sur cette porte. Une porte quelconque, si ce n'est qu'elle renferme des écrits que Gouri et sa fille, défunte des suites du drame écologique survenu en Ukraine en 1986, se plurent à marquer de leur empreinte. Rien ne l'arrête, pas même un service de sécurité vilipendant et peu indulgent. La quête de Gouri est d'une pureté exceptionnelle : refermer cette porte afin de ressusciter le souvenir de sa fille, d'acquérir ce bien qu'ils ont partagé, il fut un temps.

Qui, en 2012, peut raisonnablement se satisfaire d'une porte ? Cet objet quotidien est l'un des seuls qu'on ouvre et ferme avec une attention particulière. A l'instar de ses propres souvenirs. La satisfaction ne devrait pas tarder à être rayée des dictionnaires idiomatiques tant son antonyme a pris le pas sur les comportements humains et les humeurs, mouvantes et dispersées, qui régissent l'orbite astrale.

Je suis un éternel insatisfait. Et je ne m'en satisfais guère. Source de frustrations, de révulsions mais aussi d'ambitions inconditionnées, l'insatisfaction chronique trouve sa source première dans les abondances culturelle, émotionnelle et relationnelle sur lesquelles nous marchons chaque jour. Un insatisfait possède tant, connaît tant de choses qu'il en oublie le plaisir d'avoir, auquel il substitue le désir du bien. Le mieux étant l'ennemi du bien, le dilemme reste tenace. Par l'exemple : la personne satisfaite trouve « assez ouf » d'avoir à disposition des catalogues de sons (Spotify, Deezer, iTunes), d'écrits (le livre de poche, les liseuses, les tablettes) ou d'images (il n'a jamais été aussi simple de prendre une photo sans appareil photo), les outils sont pléthoriques, accessibles à bas coût. L'insatisfait, lui, ne ferme pas l'oeil de la nuit à l'idée de passer à côté de 95 % de ces trésors, bien qu'il soit dans l'histoire le premier consommateur de ces produits culturels. Appâté non tant par la possession que par le savoir, la conscience de sa propre ignorance et l'effort stakhanoviste d'une telle entreprise poussent au découragement, à la détestation de soi. L'éternel insatisfait n'agit pas pour les autres : il est son pire ennemi. Si son cerveau n'a pas lu les sept tomes d'A la recherche du temps perdu de Proust, c'est lui qu'il exècre, pas autrui. Il sait que ce dernier n'a pas fait mieux que lui. Sauf que le satisfait se complait dans la petitesse de ses biens, car la satisfaction est en partie liée à l'ignorance : je suis satisfait de ce qui est mien car d'une part, nul ne peut me l'extorquer, et d'autre part, j'ignore un peu si mon voisin est plus doté que moi, ou si l'herbe est plus verte à Kingston que dans le Vercors.


L'insatisfait, ce bougre, n'a pas manqué d'épier son voisin. Sur Facebook, Twitter ou autres strapontins sociaux, il n'est d'aucune manière jaloux de ce que l'autre a ou fait, mais capricieusement envieux. La place prépondérante de la photographie sur ces réseaux n'est pas anodine. Les récits autobiographiques (« J'ai mangé une pomme » ; « J'ai tro le seum c la rentré :( ») ont,peu à peu laissé le pas au déversement des biens, pour notre plus grand mal. La langue anglaise contient un terme qui sied à cette explication : to show up, littéralement « montrer en élevant ». Que mes vacances à Biarritz ou Kuala Lumpur soient vues par le plus grand nombre, surtout. Il n'est ici pas question de partager son bonheur mais bel et bien de montrer à ses amis que socialement on est au niveau. On n'affiche que ce que l'on a, jamais ce que nous sommes. Le réseau social Last.fm, très en vogue parmi les boulimiques musicaux, suit la même dynamique : « Mate un peu mes charts, mes écoutes lobotomisées du dernier Autechre remixé par Flying Lotus qui sortira en 2014, regarde mon bon goût culturel et admire la classe ». Toujours plus. Cumuler des écoutes, des disques épuisés comme autant de trophées virtuels accrochés à soi. Le procédé contient deux vices : la finitude des choses et l'infinitude du savoir. Car le savoir ne s'exhibe ni ne se cumule, il demeure transparent et n'est utile que lorsqu'il est intériorisé, réapproprié. A quoi sert d'apprendre l'Histoire si elle est révolue ? C'est là oublier que l'Histoire n'est qu'un éternel recommencement : Tchernobyl, plus jamais ? Coucou Fukushima, bien le bonjour Fessenheim. L'insatisfait, endolori par sa mortalité, sait que le temps est compté, que la différence entre les humains se jouera sur la beauté de l'âme. Le corps, lui, n'est que vaste pourriture.

Il serait aisé de rapprocher l'éternel insatisfait de l'enfant gâté. Certains le pensent. S'il en veut plus et avoir toujours mieux que quiconque, c'est peut-être parce que ses parents l'ont habitué aux hauts standards, à la qualité matérielle ? Théorie bien trop simpliste pour s'en satisfaire. Il semble que l'insatisfaction chronique soit intimement corrélée au manque, bien plus qu'au besoin : manque d'amour, mais surtout manque de reconnaissance de la part de ses géniteurs, qui étaient les premiers à ne point se satisfaire d'un 18, qui préféraient un 14 à condition que personne dans la classe n'ait fait mieux. L'insatisfait est rongé par le temps qui passe, trop enclin à corriger les erreurs de ses parents (lisez Les Corrections, le dévastateur roman de Jonathan Franzen à ce sujet) et à ne pas trop foirer sa vie, tant qu'à faire. Bien souvent, ce phénomène se retrouve chez des jeunes adultes à la curiosité exacerbée, à l'impulsivité latente, ayant connu une période désertique et des deltas émotionnels à répétition. Dépossédés de ce qui leur revient de droit, la culture devient pour eux un refuge qui permet, même sans papa maman prof de lettres à Saint-Germain-des-Près abonnés à Télérama, de se racheter une crédibilité. Exigence intrinsèquement égoïste mais ô combien salvatrice. L'ostentation est derechef sous-jacente, mais l'insatisfait l'est avant tout de ce qu'il n'a pas, non pas de ce que les autres ont ou font.

Les problèmes circonstanciels liés à cette, osons-le dire, pathologie, demeurent l'impossibilité de se satisfaire des choses, de nos biens, mais aussi de ce que nous aimons, à savoir des personnes. Pourquoi me taper Chiara tandis que sa cousine est taille plus bonnasse ? L'amitié échappe à ce fléau : n'étant pas exclusive, il n'y a aucun intérêt à exhiber ses amis, encore moins à les préférer à d'autres mécréants bien moins inspirés. Au contraire. Les garder pour soi, bien secrètement, tels des entrelacs, se révèle bien plus riche et probant.

Et clore cette logorrhée psychologisante par la douce impression que ce texte sera à jamais source d'insatisfaction.  

@OrlyFery

vendredi 14 septembre 2012

Grizzly Bear - Shields (2012)



D'aucuns n'évoquent les albums surestimés de l'histoire de la pop music. Pourtant, le petit âgé de trois ans de Grizzly Bear est de ceux-là. Meilleure vente de tous les temps pour le label Warp, single sinusoïdal d'une imparable facilité apparente (Two Weeks), tournée frénétique et effrénée... Veckatimest (2009) a sans doute comblé ses géniteurs, qui ne rechignent pas sur le succès pourvu qu'il soit synonyme d'exigence accomplie. Mais le disque, tentaculaire par sa proximité soudaine et familier par sa redoutable efficacité, comporte des défauts majeurs, des minauderies que Yellow House balayaient d'un mouvement en trois temps. Dire que Grizzly Bear a préparé les terrains médiatique et public pour que le monde entier ait les yeux rivés sur sa nouvelle oeuvre pourrait se révéler cynique et présomptueux. Or les quatre mousquetaires de Brooklyn ont savamment joué leur coup. Cartes sur table. Trèfle, pique, carreau... L'artwork du disque illustre l'atout majeur. Sommes-nous nombreux à y voir avant tout un coeur bien courageux ?

Non contents d'élever leurs exigences artistiques à un point culminant de leur carrière et de nos attentes, les ours ont également parcouru des sentiers inusités pour donner naissance à un tel séisme sonore, furibond et appliqué.

Ce qui frappe l'esprit et adoucit les moeurs demeure l'increvable capacité du groupe à se renouveler. Si l'identité artistique des musiciens avance sans voile ni arme, le titanesque travail fourni sur le son et l'atmosphère ici présentés est remarquable, salutaire. Les instrumentations, riches voire adipeuses, caressent le sang d'une main d'argent. Toujours classieux et fidèle comme un beau vêtement, Shields marque semble-t-il l'apogée bénite de Daniel Rossen, à son meilleur. Ce dernier, omnipotent, se met à nu comme jamais, offrant sa voix comme une offrande sacrée. Magnifique, précise, dévastatrice : les mots manquent pour décrire cet organe, ce don voltaïque venu des cieux. D'une féroce musicalité, l'art choral de Rossen se suffit aux paroles, tant il traduit des sentiments inatteignables et puissamment parfaits. "But I can't help myself", clame-t-il en guise de psalmodie et de confidence irrévérencieuse sur l'inaugurale Sleeping Ute. Les arpèges de guitare (sublime rupture rythmique à 3'13) confinent au sacré. L'album démarre sous des auspices guère rassurantes : la perfection musicale a peut-être trouvé ses alliés les plus savoureux. 


Tout au long de ces boucliers se dévoile un fil conducteur, une trame narrative digne des plus grands romans. Speaks in Rounds et Adelma se conjuguent à Sleeping Ute de manière substantielle. L'esprit n'entend que cette note en mode majeur qui résonne et donne l'unicité au tout. Triumvirat inégalable. Obsédés par le rythme, les quatre fantastiques donnent le tournis sur Speak in Rounds. La guitare sèche tourbillonne acrimonieusement dans cette voix rêche et ce refrain contre-tempo à croches pincées. Les morceaux de Grizzly Bear n'ont jamais paru aussi bien construits et composés, en témoigne cette bringuebalante mais discrète descente de cuivres sur la fin du titre. Shields est fait d'évidences, non de tubes. L'envie d'application, de bien faire, de défaire ce qui est su nourrit la moelle de l'opus. Yet Again, dévoilée avant la sortie officielle du trésor, se love dans des sonorités pop et discoïdes proprement sidérantes. A l'inqualifiable évidence du morceau, l'auditeur ajoute un coeur tracé à l'encre divine. Constante, éternelle émotion. Des coeurs à l'infini. 

Chercher des influences au groupe serait bien paresseux, alors allons-y : Radiohead, indubitablement, dont le groupe assura la première partie, dans une vie déjà lointaine. The Hunt pourrait aisément figurer sur Amnesiac, l'album du quintet d'Oxford. Même voix sentencieuse, même piano appuyé, même ambiance pesante. La chanson pyramide par excellence. Ce cuivre qui apparaît à 2'30 pour une poignée de secondes est renversant, tant inattendu qu'une bonne nouvelle venant de l'espace. Si les Américains osent s'attaquer à pareils monstres sacrés, ce n'est point dû à une assurance parvenue ou à quelque fierté mal placée, mais bel et bien car les Grizzly Bear n'ont plus de maître. Ils avancent seuls sur l'astéroïde indé et n'ont besoin de personne si ce n'est d'eux-mêmes pour parfaire et ciseler leur héritage. C'est là un immense pas en avant franchi par le groupe, souvent dissimulé derrière des influences plus ou moins avouées et avouables. 


Mais pas d'inquiétudes : Shields n'est ni l'album parfait ni le disque de la décennie. Son maillon le plus fragile porte le nom de A Simple Answer, trop convenue et perfectible en comparaison à ce qui précède et ce qui va suivre. Grizzly Bear n'a pas fini de dévoiler ses cartes. Et ça fait très mal. Faites vos jeux, rien ne va plus : What's Wrong joue dans la cour des dieux. Trompettes et trombones coulissants nappés d'une couverture minimaliste, auxquels s'ajoute un tonitruant jeu de voix et un piano destiné à la mort. Puis vient cette batterie, légèrement surannée mais bien pensée. Le titre tient de l'impossible. Sa conclusion n'est que magnificence et volupté. Voilà le titre parfait. Quelle fin déchirante et increvable. De la difficulté de passer au paragraphe suivant comme la peur de voir le morceau se terminer. Mais lorsque la mémoire est pleine, le coeur, lui, se souvient d'avoir battu très très fort. Sauvegarde du monument en cours...

L'envol n'est que plus beau. D'une légèreté époustouflante, le morceau le plus pop et estival Gun-Shy et ses airs de déjà entendu, est la signature d'un groupe au sommet de ses moyens. Et ces voix, toujours, qui laissent coi. Le temps n'est plus au reproche mais à la danse. Lorsque quelqu'un frappe votre regard et danse devant vous, c'est que les mots sont vains et finis. L'expression du corps libère l'âme de son supplice et de sa complexité. Pas cérébral pour un sou, Shields fait l'apologie de la pulsion primesautière, de l'enivrement délivré de toutes ses chaînes. Déliquescente Half Gate, trace ta route sur ce pont fictionnel qui nous rapproche de l'altérité. A ce stade-là, ce n'est plus de la musique, mais bel et bien de la poésie. Une prose carnivore, extirpant l'homme de la cruauté et du vice. Celui-ci n'est jamais aussi beau et valeureux que lorsqu'il lève l'armure. Une telle exemplarité devrait être enseignée dans tous les écoles de la République. Minimum. Sun In Your Eyes, burnout in our heart ? Le même piano complaintif, le même organe chimérique puis une succession de frappes dans les tripes. Tout se tient et se termine là où on les avait trouvés : à des années-lumière de la concurrence. Près du soleil, là où le talent rayonne, où le coeur resplendit.  

D'aucuns évoquent les albums parfaits qui marquent une vie. Ils sont, tels des ours polaires au sommet de leur art, bien trop difficiles à dompter et à cerner. Ineffables, comme qui dirait. 

10.5/10 

(Warp Records)

Chris Taylor, Ed Droste, Christopher Bear, Daniel Rossen et son pull à 459 euros.

dimanche 9 septembre 2012

The XX - Coexist (2012)



La brise est bien fraîche, ce matin. Les nuages flottent dans l'air et le soleil n'est pas près d'apparaître. Le vent quant à lui secoue à lui seul cette nuit passée à coexister auprès des valeureux The XX. Où nous étions-nous perdus de vue ? Je ne peux m'en souvenir. Une nuit aura-t-elle suffi ? Plutôt l'éternité. Annoncé comme le messie, ce nouvel album était censé faire apparaître l'évidence : après une production éponyme sépulcrale et galaxique, les Anglais devaient mettre tous les mondes à l'unisson en allant encore plus loin, en confirmant l'essai avec un second disque inattaquable.

Il n'en est rien.

Plus qu'une déception, Coexist est surtout un beau regret. Qu'ont fait Jamie, Oliver et Romy depuis l'école maternelle, là où tout a commencé ? Beaucoup de choses. On les imagine trop bien mis sur le banc de touche lors du match de foot de la récré, là où les grands cons ont pignon sur rue. Pendant ce temps-là, nul doute qu'ils se sont réfugié dans la rêverie, en tripatouillant leur instrument tel un fétichisme suranné. Souhaiter telle enfance à The XX est chose saine. Ceux-ci ont dû souffrir pour accoucher d'une oeuvre si forte, si indolente et si fracassante que leur premier album. La claque fut d'autant plus belle qu'elle fut inattendue, un peu comme le Funeral d'Arcade Fire qui nous a fait passé la fin 2004 (déjà...) pour le plus lumineux moment depuis des lustres. 

Tergiverser ne sert qu'à fuir. Or le constat est accablant. The XX est un groupe paresseux. A peine vingt ans dans les pattes et déjà à se répéter. L'effet de surprise a disparu, mais pas seulement. C'est toute la dynamique d'un groupe peu sûr de soi, enclin au sombre mais capable de s'élever comme jamais, qui a disparu. Au-delà de la qualité intrinsèque de ses compositions, Coexist demeure d'un bancal affriolant. Plus de dynamique, trop dans le contrôle de soi, l'envie de parfaire leur parfait premier album : tout cela n'est pas digne d'une belle adolescence. The XX a grandi trop vite, s'imprégnant des codes du monde indé et apprenant bien plus vite que ses pairs. Résultat : des concerts assis à 50 euros l'heure. Le genre de live promo dont on se serait bien passé. Mais passons, car cette digression n'est là que pour repousser le moment fatidique du jugement.


Le groupe, et plus particulièrement Oliver Sim, a produit un phénoménal travail sur les voix. Un artiste sans voix est un artiste sans identité. A ce jeu-là, dégainons tout de suite nos plus belles armes : Missing, morceau d'une redoutable efficacité, nous offre des choeurs constellaires à renverser un empire sur le seul timbre d'une voix. Le titre est somptueux, les arrangements sont délicats et le flow groovy semble nouveau, en tout cas fort appréciable. Suit alors la non moins magique Tides, apeurée et désemparée et toujours ce rythme si accrocheur. Voilà, le problème est là. Lorsqu'on en vient à parler de rythme chez The XX c'est que toute la dimension onirique de leur musique a disparu. Coexist est un album de crise, froid et convenu, plaisant à l'écoute, certes, mais notre cerveau demeure intact. Doté d'une cohésion qui fait défaut (sic), ce second opus ne repose que sur une seule jambe, terriblement claudiquant et sans aucune dynamique. Aucun titre n'est foncièrement mauvais (quoique Fiction confine au poussiéreux) mais c'est cette cohésion et cette envolée vers les astres que nous permettait XX qui n'est désormais plus possible ni même envisagée : que viennent foutre sur un album de dix titres Unfold, improbable parodie d'un groupe qui se singe, Angels, pas mauvaise mais d'une convenance assez méchante, et Swept Away, où les guitares cristallines deviennent tellement usées qu'elles nous font l'effet d'une gourmandise trop sucrée ? Comble absolu, Coexist ne s'en sort qu'en évaluant ces titres indépendamment les uns des autres. Plus d'atmosphère, plus de voyage dans le temps ni dans l'espace. C'est franchement triste, au bout de trois ans de carrière et deux productions : l'une excellente, l'autre vilipendante. 

On se consolera en gardant à l'esprit les sublimes et incantatoires Chained et Try, dont le flow et la dextérité des voix, apparus avant l'écoute de l'album pour la première, nous avait fait croire à l'inespéré. The XX fomente sa voie comme un bûcheron tente de couper du bois dans un désert aride et amnésique. 

7/10

(XL Recordings)



vendredi 7 septembre 2012

Interview - Citizens! : rue-toi dessus !

La vingtaine brinquebalante et déjà prometteurs : les Citizens !, auteurs d'un valeureux concert à Rock en Seine et d'un album au titre prophétique (Here We Are, 2012), conquièrent par leurs chansons pop bien calibrées et par leur franc-parler revigorant. Rencontre avec de jeunes citoyens qui auront bientôt pignon sur rue.

 Martyn, Thom, Mike, Lawrence and Tom

Vous êtes originaires de Londres. Comment les citoyens que vous êtes ont-ils émergé ?

Assez naturellement. Tout a commencé l'an dernier avec le Printemps arabe où l'on voyait le mot « citoyen » partout. Tout le monde en parlait et ça nous a semblé pas mal pour un nom de groupe. On en a parlé à un ami avant et ça lui a fait penser aux bandes dessinées, alors on a ajouté ce point d'exclamation. Ça nous a plu.

Il y a un message politique derrière ce choix ?

On ne parle pas ouvertement de politique dans les paroles de nos chansons. C'est davantage un esprit que l'on veut faire surgir, d'où l'idée de révolution. Tout ça signifie pour nous la façon dont l'individu s'intègre et se relie à l'ensemble, la communauté. Ça soulève beaucoup de questions sur le pouvoir : qu'est-ce que c'est ? Et l'autonomie ? Et surtout, que peut-on en faire ?

Vous avez collaboré avec The Rapture pour votre album...

Oui, c'était très drôle d'ailleurs. C'est eux qui nous ont choisis, en quelque sorte. Ils ont bien accroché à notre musique. Puis on a envoyé une vidéo aux gens pour tester leurs réactions et ça a plutôt bien fonctionné. Mais ça c'est fait de manière assez simple et spontanée.

Vous considérez-vous membre de la scène musicale londonienne ?

On a d'abord eu un temps de prise de conscience qu'elle existait vraiment, avec une flopée de groupes qui a émergée : Django Django, Kindness, Breton... On essayait de faire le même genre de choses mais il n'y a pas de règles. Ces groupes ont quelque chose de similaire dans l'esprit mais pas nécessairement dans le résultat musical, au final. Quand tu dis que tu fais partie de la scène musicale londonienne, c'est assez marrant quand on y pense. Il y a quelque chose de très sain qui arrive en ce moment : on essaie tous d'être imaginatifs et créatifs. Avec une conscience de groupe, mais pas comme dans un cercle fermé où on n'autoriserait personne à entrer. Ils viennent de partout, de la pop music mais pas seulement.

Quel âge avez-vous ?

Nous avons la vingtaine (silence).

« La pop music n'est pas morte »

Vous avez signé chez Kitsuné, un label français...

Oui. Tu dis que c'est un label français mais en réalité c'est un label international, qui a la côte en Angleterre. Comment ça s'est passé ? Dès que nous avons rencontré notre staff de managers, nous avons eu plusieurs sollicitations de la part de plusieurs labels, justement. Mais Gilda, de Kitsuné, est un personnage particulier qui nous a montré qu'il pensait les choses différemment, qui nous a dit ce qu'il attendait de nous.

C'est-à-dire ?

Quand la rencontre a eu lieu, nous n'avions même pas encore de groupe ! Mais ils ont dit : « C'est pas grave, on aime vos chansons, pas besoin de nom. » Et puis : « Qui voulez-vous comme producteur ? Où souhaitez-vous l'enregistrer ? ». Ils ne nous ont pas dit comment on devait « sonner ». Ils se sont simplement fié à la qualité de nos chansons, et de fil en aiguille, imaginé une vidéo qui irait bien. C'est tellement frais d'avoir cette liberté. Et c'est au moment où tu enregistres ton album qui tu deviens vraiment celui que tu as voulu être.

Combien de temps l'enregistrement vous a-t-il pris ?

Bien plus longtemps qu'Alex (Kapranos, leader de Franz Ferdinand et producteur du groupe, ndlr) désirait au départ. Environ deux mois et demi. Et le choix d'Alex ne s'explique pas par le fait que nous apprécions son groupe. On a rencontré tellement de producteurs, et tous voulaient nous engoncer dans un processus « manufacturé », qui te dit ce que tu dois faire et penser, qui veut créer un son qui ressemble à des tas d'autres formations. On allait donc devenir un rouage de cette production de masse, conformiste. Nous ne voulions pas ça. Nous voulions notre propre truc, à nous. Alex a dit : « Venez chez moi, il n'y a pas de règles, c'est juste entre nous, peu importe votre personnalité ». Les chansons pop sont l'une des plus belles créations humaines : ce sont de petites choses qui nous unissent et qui nous font passer un chouette moment. C'est pour ça qu'on pense que la « pop music » n'est pas une appellation morte en enterrée.

Interview réalisée par Orlando Fernandes

lundi 3 septembre 2012

Chilly Gonzales - Solo Piano II (2012)


 
Tentez le matin. Oubliez le réveil assourdissant qui rappelle aux obligations paralysantes de la vraie vie. Eteignez la voix de Patrick Cohen sur Inter qui applaudit ses invités, aussi valeureux soient-ils. Et remerciez cette personne qui a partagé cette nuit furtive mais incandescente, voire insignifiante, partie avant que la crise de le syndrome lacrymal du ¨Mais pourquoi ça n'arrive qu'à moi ?¨ guette. Si Solo Piano (2005) constituait un allié cérébral pour une fuite nocturne tourbillonnante, ce nouvel opus de Chilly Gonzales s'inscrit en remarquable reflet musical. Deux hémisphères, un piano. Une ambiance, deux temporalités. Aucune voix, les voies du beau. D'une précision chirurgicale et un brin inquiétante, l'art du maître rappelle les grands compositeurs du XIXe siècle (Erik Satie). Il n'est pas ici question de comparaison mais d'héritage, tant la grâce et la volupté ne font pas grand bruit dans les productions actuelles. Ne cherchez pas un tube terrassant ou un titre qui mettrait deux politiques d'accord (l'automnal Solo Piano avait cet atout avec Gogol et Manifesto). Ce bijou sonore s'écoute d'une traite et c'est ce qui en fait toute sa dextérité. Si par moments, l’œil pourrait se refermer à l'écoute des monotones Epigram in E ou La Bulle de par un académisme trop forcé, le corps atteint son paroxysme d'hédonisme au fil de Nero's Nocturne et Evolving Doors. C'est tout de même de Gonzales que l'on parle là, capable de donner la chair de poule en deux accords sans anicroche. D'une harmonie faramineuse, un manque de flamboyance empreinte sur son effort de 2005 fait ici cruellement défaut. L'émotion est moins palpable, charnelle, dévastatrice. Mais elle est là. Disons que le monsieur ne s'est pas tout à fait remis de son pharaonique concert de 27 heures et 300 chansons inscrit aux Guiness Book Records s'il vous plaît. Mais cette délicatesse mélodiques fait de ce Solo Piano II une œuvre aux beaux contours. Tandis que sa chère Leslie Feist illuminait notre cœur avec l'implacable Metals (2011), Chilly est plus carnivore. Et les deux se lovent à merveille dans une étreinte et une bonne humeur matinales qui dansent à l'unisson.

8/10


dimanche 2 septembre 2012

DIIV - Oshin (2012)


 
29 mai, Point Éphémère. À Paris, les concerts font suer par la promiscuité environnante et déçoivent par leur générosité absente. Beach Fossils est soucieux d'enchaîner les titres comme autant de claques qui marquent le corps et l'esprit. Quand soudain, un prompt silence. Le chanteur Dustin Payseur prévient qu'ils vont interpréter un morceau de DIIV, projet basé à Brooklyn et tenu par Zachary Cole Smith, musicien scénique de Beach Fossils. Silence béat. “Dis, on dit «Dive» ou «Daîve» ?”, telle fut la sempiternelle question qui hanta les esprits lorsque Smith offre l'instant de bravoure du show. Qu'importe, DIIV marquera son monde sur album, c'est écrit. Obligé de changer de nom par respect au groupe belge Dive, DIIV n'a en revanche eu besoin de personne pour trouver sa voie. Malgré cet apocryphe, la formation new-yorkaise est bien l'authentique auteur de treize morceaux atemporels, aussi fluides et vaporeux que le vent qui caresse la joue. La recette est pourtant accessible à tous : guitares limées, batterie rageuse et chant habité. Mais seul compte le coup de fourchette. Et à ce jeu-là, Z. Cole Smith n'a pas son pareil pour insuffler une touche atmosphérique à ses compositions solides comme du roc. 


Dès le premier coup de caisse ((Druun)), on devine aisément que la route sera belle et furtive. Aux ambiances légèrement décalées du temps qui passe, les instruments s'accordent à merveille, et rien ne dépasse. Bien sûr que des noms nous viennent à l'esprit, mais DIIV fait oublier Beach Fossils en un coup d'éclat. Le détachement lunaire de Human ou Wait et leur ligne de guitare addictive laisse coi. Ian Curtis n'aurait pas été peu fier mais il n'a aucun souci à se faire : les New-Yorkais n'ont pas vocation à imiter qui que ce soit. Ils tiennent brillamment la feuille de route fixée dès le départ. Pas une seule croche ou demi-pause n'est superflue. Alors que les mélodies se déversent, la lassitude aurait pu pointer. Mais non, le rêve éveillé subsiste grâce à la pointe de nostalgie moderne qui ronge les titres. Earthboy est d'une tristesse infinie quand on l'autorise à entrer dans notre tête. La chanson frôle la perfection. Un peu de chant, point trop n'en faut, puis l'intermède fringant et élancé (Druun Pt. II) prend aux tripes. Quel incroyable équilibre trouvé ici, sans jamais tomber dans la torpeur apathique. La maestria avec laquelle chaque morceau répond à celui qui le précède pousse à la sidération (Oshin (Subsume)). La voix de Z. Cole Smith paraît lasse et morte, tellement plus proche des satellites de Saturne que des démonstrations lourdingues et empotées. 

D'une fluidité et d'une puissance magistrales, Oshin dérobe le bijou certes pas révolutionnaire mais qui brille de mille feux – Home est une constellation à lui tout seul, le plus beau morceau ici présent. Une telle ambiance, proche de l'intensité de Chromatics, voilà ce qui manque aux productions actuelles, trop avides d'ostentation mal placée. Oshin est une escapade infiniment DIIVine.
 
9/10

(Captured Tracks/Differ-Ant)