A 23 ans à peine, le Canadien Airick Woodhead met un terme à un parcours aussi touffu que chaotique. L'heure du premier album a sonné : Lesser Evil paraît le 25 février (via Souterrain Transmissions) et l'année ne sera pas de trop pour s'en remettre. Eternel enfant qu'il est, le grand ami de Grimes nous embarque dans un périple psych(édél)ique aussi étincelant que délirant. Et personne ne semble en mesure de l'arrêter.
Milo a seulement dix ans mais sa vie l'ennuie déjà beaucoup : « J'ai l'impression que tout ou presque n'est qu'une perte de temps ». Alors, pour conjurer l'errance, lui et son chien Tock franchissent une porte de passage, apparue comme par magie dans sa chambre. Cette passerelle imaginaire le propulse dans des mondes merveilleux, dont les « Doldrums » – « marasmes » en anglais. The Phantom Tollbooth (1961), le roman pour enfants de Norton Juster, est le tunnel rêvé pour introduire l'univers d'Airick Woodhead : « Ce conte décrivait ce que je ressentais à l'époque dans ma vie : l'égarement, l'incompréhension... Je voulais m'en échapper. La musique a été le moyen pour moi d'y parvenir. » Depuis cette lecture, le natif de Toronto a fait du chemin : une brouette de EPs dès 18 ans, inaugurée par l'excellent Empire Sound (2011) jusqu'au truculent Egypt paru l'an dernier, des vidéos et clips arty, mais aussi Spiral Beach, groupe psych-rock monté avec son frère, enterré depuis quelques années.
« Tout a dû démarré lorsque j'ai crée cette vidéo VHS à mes 19 ans. C'est un collage de plein de vidéos de mon enfance, avec de la musique. Un truc très nostalgique. Godzilla, des films fantasy : je regardais ça chez mes parents. Je pensais à toutes ces choses qui nous absorbent avec les médias, comment ils te forcent à subir cette musique sans que tu ne le veuilles. »
Premiers tâtonnements, réminiscence de souvenirs, fibre artisane... Pourtant, le Canadien peine à se faire une place. Patience. Woodhead semble s'éparpiller mais surtout ne tient pas en place. Infligeant trois tours d'orbite à la concurrence, son nomadisme créatif est en parfaite adéquation avec son train de vie éreintant, désinvolte et bien agencé. 500 kilomètres séparent Toronto de Montréal, points d'ancrages existentiels de Doldrums. D'un côté, l'imaginaire juvénile, les parents « géniaux » auxquels il rend encore visite ; de l'autre, l'apprentissage, le passage à l'acte, le carcan des artistes : « On dirait une ville post-industrielle sombre. Toutes ces vieilles usines, toute cette merde. C'est aussi un endroit très transitionnel : les gens s'installent pour une courte durée. Exactement ce qu'il fit en Europe, terre qu'il a arpentée dès ses dix-huit ans après avoir terminé sa scolarité un peu tristement via un examen passé sur Internet en une heure montre en main. De retour à Toronto, il côtoie les lurons de la communauté « Do It Yourself » locale et se prête au jeu : des mini-shows montés sur pièce chez lui ou chez les potes pour pouvoir payer le loyer et aspirer au climax propice à l'inspiration. Puis vînt l'exil :
« Quitter ma ville natale pour Montréal a sûrement été la meilleure chose que j'ai jamais faite. J'y ai trouvé des personnes sensées, très positives, artistiquement incroyables. Tout le monde devrait pouvoir explorer le monde, passer suffisamment de temps quelque part pour s'en imprégner. Mais avec les artistes qui partent tous en tournée, c'est comme si Montréal avait disparue. »
« PSYCHÉDÉLIQUESCENT »
Malgré la myriade de musiciens ayant émergé de la cité québécoise, Doldrums semble bien seul dans le sillon qu'il occupe : loin des groupes choraux ou des formations post-apocalyptiques pullulant les rangs du label Constellation, sa musique brille bien plus du côté des astres crépusculaires à l'effet hallucinogène dont Dan Snaith (Caribou, Daphni) en serait son plus proche satellite. Mais en tout état de cause, le premier album de Doldrums semble avoir aussi fait escale à Baltimore, entre les routes oniriques de Beach House et les élucubrations joviales de Panda Bear. Enregistré entre l'été 2011 et mai 2012, Lesser Evil est un laboratoire de substances illicites qui, touché par un séisme venu des limbes, imbibe le corps de savoureuses déflagrations chimiques. La qualité des onze titres, virevoltant entre l'apnée spatiale et la noyade solaire, prend racine dans la cohérence d'un arsenal sonore et olfactif taillé et pensé pour le vinyle. - d'où la présence de deux faces : « Ca donne un flow à la narration. Les tubes au début pour que ça sombre ensuite dans l'ennuyeux ? Surtout pas. Je tenais à ce que les idées soient éparses et diffuses ; l'album s'écoute comme un tout » . Du visuel aux paroles, en passant par les mélodies, tout, absolument tout, convoque le subconscient et les images chez Doldrums. Le disque ne s'apprivoise pas facilement. « Psychédéliquescent », comme qui dirait. Sans crier gare, l'oeil se ferme pour y voir plus clair. Ce fils de musicien a mis un temps scandaleux à se révéler mais l'abnégation a payé. Une tête en bois, ça vous forge l'esprit. Composer des prophéties ne suffit pas : il sait que détenir les meilleures idées du monde n'est que gabegie si elles demeurent tues ou mal formulées. Alors, il s'est imposé un cadre précis, une rigueur et surtout une foi égoïste. Sans autolâtrie.
Car Woodhead s'est longtemps reclus dans son monde, ne laissant la porte entrouverte pour personne. Lui-même ne croyait pas à ce qu'il faisait. Pire : il se sentait incapable de produire quoi que ce soit de valable. C'est désormais révolu. Les autres y ont cru pour lui. Le label berlinois Souterrain Transmissions – qui signe également CocoRosie, EMA et Crocodiles - a mis la main sur le bonhomme. Un rapide repérage sur Internet où l'artiste avait déjà pris soin de déposer ses travaux, le tour est joué. La mise est belle. Fin 2009, il publie un remix aussi personnel que couillu de Chase The Tear de Portishead, groupe qu'il affectionne et respecte. La formation de Bristol craque : allez hop, la version de Doldrums figurera sur leur 12'' single vinyle en tant que B-Side, sorti le 14 novembre 2011 et dont les fonds sont reversés à Amnesty. XL Recordings mord à l'hameçon et l'invite à enregistrer une partie de son album dans leur studio londonien. Dès lors, plus rien ne sera comme avant. L'élixir qu'est sa voix, quasi androgyne, sonne comme un caprice de gosse voulant repeindre les arcs-en-ciel :
« L'album est méditatif, à l'image des sons verticaux de Brian Eno. J'essaie de travailler sur un seul son avant qu'il soit exactement comme je l'ai imaginé. J'ai besoin d'exprimer toutes ces choses qui font partie de moi et de me prouver que j'en suis capable. » « On me dit souvent que j'ai l'air shooté quand on m'écoute. D'ailleurs, je l'étais. Je ne pratique pas ma voix. Je ne sais pas vraiment chanter. »
Rappelons-le : Airick Woodhead n'a que 23 ans, mais la façon dont il parvient à confronter ses peurs, liées à la technologie et au délitement du lien commun, et ses souvenirs d'enfance appelle au salut. Lesser Evil ne peut être entendu et compris que via ce prisme : le résultat d'un processus vital, une intériorisation de sa psyché juvénile et une fantastique soif créative au diapason. Egypt, son morceau favori de l'album, l'illustre admirablement. A des années-lumière de ce que prêtent à penser certaines interviews, comme cet étrange entretien mené par Evan Minsker de Pitchfork, où Doldrums s'épanche sur ses relents crypto-scientifiques et son aversion pour les rêves analytiques.
« Il faut que je t'explique. On a parlé pendant une heure de l'album sauf que le journaliste a oublié d'enregistrer l'interview ! Il m'a rappelé un peu affolé donc j'ai décidé de parler de science-fiction. Comment je vois le monde changer, comment la technologie devient aliénante et folle... ».
Pas étonnant que le Metropolis de Fritz Lang (1927), dystopie par excellence, ait profondément marqué et inspiré le brunet. Une logorrhée digressive pourtant non permise lors de la petite heure passée à ses côtés. Princier, le type. Sa copine Grimes annule une partie de ses concerts ? « J'en sais rien, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas appelés. Je crois qu'elle a fait l'école buissonnière en fait ». Les manifestations estudiantines au Québec l'an passé ? « J'étais en tournée, je n'ai pas suivi de près ». Pas une once d'agressivité dans ses propos, simplement la volonté farouche de n'évoquer que la musique, rien que la musique. Et, tant qu'à faire, la sienne.
K.O. COMPUTER
Si 2012 a vu Grimes signer l'un des disques les plus acclamés de l'année avec Visions, le mignon Canadien se verrait bien goûter à pareil destin en 2013. Un jour, vivant dans le même appartement montréalais, Airick emprunte le Macbook de sa colocataire pour s'atteler à la gestation de son premier effort. Quand Claire Boucher récupère son bien, il est en miettes. Candide, le malhabile se défend : « Contrairement à ce qui se dit, je ne l'ai pas cassé, il était déjà un peu en ruines ! ». L'artwork de l'album n'est autre que la photo miroir d'un écran cassé. La promiscuité demeure salutaire puisque Grimes composait elle aussi son album à l'époque. Si concentrée, si (é)prise que Doldrums en a profité pour sampler la voix de la belle sur une de ses chansons (Golden Calf) sans lui en dire mot. « Il a, confesse Grimes, été à la fois un amant, un ami, une source d'inspiration, un génie en tous points, et un éternel adolescent ». Déclaration laudatrice d'une admiration partagée puisque Doldrums a posé sa voix sur Colour of Moonlight (Antiochus), titre paru sur Visions (2012).
Visionnaires, Claire Boucher et Airick Woodhead peuvent se targuer de l'être, en exaltants porteurs de cette « Do It Yourself » culture, à l'instar de sœurs Larson de Prince Rama ou du groupe DD/MM/YYYY. Des amis.
« Les bandes canadiennes des années 2000 comptent énormément de membres : Arcade Fire, Broken Social Scene... Aujourd'hui, c'est devenu plus romancé, presque fantasmatique. On est dans la logique du « chacun peut exister en tant qu'individu ». C'est un désir complètement égoïste. Mais je ne pense pas que l'égoïsme soit quelque chose de péjoratif ».
Celui qui s'autoproclame « Michael Jackson de la culture musicale DIY » - de l'aveu de Grimes – trouve ici un moyen d'émancipation inédit, un espace à ses idées foutraques, digne d'un héros d'un film de Michel Gondry. A l'instar du cinéaste, Doldrums met en lumière des personnages – prenant la forme de couplets, de paroles, peu importe – inadaptés et indomptables face à un environnement chaotique, déroutant. Irréversible ?
« Mon album pourrait être l'allégorie d'un enfant qui se pose des questions dans un monde bouleversé et dérangé, contre lequel personne ne peut rien. Il est innocent, pas du tout déprimé ou quoi. Mais perdu, déboussolé, pour sûr. »
Donnant l'air d'être constamment sur son cumulus, le jeune homme fuit du regard quand on l'écoute, assis sur un fauteuil trop étroit pour ses fugues oniriques. Sur un titre sorti des astéroïdes (Lost In Everyone), Airick imagine déjà l'après, dans un déconstructivisme théorique et rythmique remarquable mais non moins inquiétant.
« Le morceau sonne malade, très dérangeant. Les paroles reprennent l'idée louée par les publicités pour téléphones portables du style : « Vous ne serez plus jamais seul désormais ». C'est terrifiant ! Cette chanson résulte des aspects négatifs de cette supposée interconnexion. Personnellement, je n'ai pas de portable car soit je les casse, soit je les perds... ».
Quelques minutes plus tard, la touillette qu'il triturait depuis de longues minutes se casse dans ses doigts. « Je t'avais prévenu », dit-il avec les yeux. Au fond, peu importe si le disque rencontre le succès escompté. Edifier un héritage est déjà tant.
« Je vis constamment dans la peur, pas plus ni moins qu'avant l'album ». Et les concerts, même pas peur ? « J'adore le live, vraiment. J'aime visiter les villes dans lesquelles je joue. On est tous férus d'histoire dans le groupe. L'autre soir on était sur une péniche devant une centaine de personnes à Lyon, c'était beau. Mais rien de tout ça ne me rend anxieux. Le whisky fait des miracles ».
Notre Milo moderne tente vaillamment de retrouver cet état de l'enfance où tout paraît nouveau, innocent et source d'émerveillement. C'est exactement la sensation que laisse Lesser Evil. Un poil naïf, parfois bordélique. Face à l'éclosion d'un jeune homme promis à un parcours durable et dont la fascination n'a d'égale que l'authenticité de sa démarche, c'est vraiment un moindre mal.
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