jeudi 28 mars 2013

Rhye - Woman


Il y a cette scène, dans Parle avec elle de Pedro Almodóvar (2002), où un aventureux lilliputien s'immisce dans le vagin d'une femme nue, allongée, aux lignes lascives et parfaites. Allégorie en noir et blanc, réminiscence érotique du cinéma muet dans laquelle le réalisateur espagnol nous dit que les voies de l'amour impossible sont tout sauf impénétrables. Une impasse à laquelle l'infirmier Benigno est confronté en chérissant Alicia, danseuse plongée dans un coma. Comment tenir l'âme en vie lorsque le corps ne répond plus ? C'est toute l'ambiguité suggérée ici dans l'illustration de Woman et cette créature recluse en elle-même. Mourante ou subjuguée de plaisir ? Pour Rhye comme chez Almodóvar, les lignes du désir s'esquissent au-delà des identités sexuelles. Et de désir suggestif, il n'est question que de cela dans ce premier album éblouissant de grâce. On ne pourtant sait quasiment rien sur ce duo, basé à Los Angeles, qui réunit le producteur danois Robert Hannibal (membre de Quadron) et le Canadien Mike Milosh. Leur identité fut longtemps un mystère qui a perduré. A commencer par cette voix unique, comparée à Sade, a priori féminine, centre névralgique de l'oeuvre. C'est en fait celle de Mike Milosh qui, au-delà de sa stupéfiante androgynie, hisse son organe par-dessus l'intraçable. Par un minimalisme ténu et une économie de moyens, Rhye matérialise des souvenirs qu'on pensait perdus à jamais. Bénissons le torrent de mélancolie joviale qu'offre un titre comme The Fall – semblable à la Ritournelle de Sébastien Tellier - avant qu'il n'apparaisse dans tous les spots télévisuels. Les vocalises s'envolent au rythme de ce piano lumineux, avant que le saxophone vienne relancer le rêve. La paire assume complètement ce romantisme suave qui irrigue et fomente toutes ses compositions : elle s'en défait d'ailleurs à la guise. 


Si à l'écoute, l'album pèse une plume – l'aisance et la limpidité du geste sont remarquables - son impact est pourtant colossal. De Last Dance à la funk-jazz éclatante de Hunter, Woman est un appel constant à l'étreinte. Cette musique sort d'un souffle. Avec beaucoup de groove et de sensualité, beats, cuivres et choeurs s'entremêlent pour créer un climax soul sans égal (Major Minor Love). Un peu comme si Cocteau Twins embrassait The xx. Le seul étonnement demeure dans l'évident magnétisme d'une oeuvre qui n'appartient à personne et dont il serait fou de se défaire. Ces dix émeraudes brillent aussi par la fièvre fataliste des mots ("We've shed some tears babe, let's shed some blood"). En clair, Woman a tous les contours d'un classique instantané. Mais pour combien de temps ? Après tout, l'acte peut bien durer une éternité. Même entre amants passagers. 

9.5/10

(Mercury/Universal)

mercredi 6 mars 2013

Local Natives @ Trabendo, Paris (5/03/2013)


En se rendant au Trabendo, charmante petite salle-navire calée dans le parc de la Villette, on pense à la Maroquinerie, autre lieu foutraque de Paname. A ce concert mémorable où Local Natives était venu défendre, les crocs limés, les pépites de leur premier album, Gorilla Manor (2010). C'était il y a trois ans. Entre temps, les Américains ont tourné comme des fous et surtout révélé un nouvel effort, Hummingbird (2013), un disque moins offensif que son aîné et surtout, beaucoup moins instinctif. Le concert affiche complet et ce n'est pas volé. La réputation live de ces boyscouts n'est plus à faire. La curiosité, bien qu'imbibée dans la quasi certitude de passer un moment agréable, totale. 

Au même moment, à quelques mètres de là, Björk distille sa foi cosmogonique en arborant des instruments spécialement créés pour son projet Biophilia. Moins de chichis sophistiqués ici puisque guitares, basse, percussions et batterie servent d'arsenal militaire pour faire mener les spectateurs en cavale furibonde. Et c'est largement suffisant. La troupe a beaucoup de moyens pour elle : des tubes à la pelle, une assistance conquise d'avance et un capital sympathie au plus haut. Alignés comme des bâtonnets Findus sur le devant de la scène - à l'exception du batteur -, les Local Natives en  imposent et le message est clair : ils sont là pour se donner entièrement et, si une goutte de sueur de Taylor Rice arriverait sur ton front, toi jeune soldat prostré au premier rang, et bien, considère cette exhalation comme une belle preuve de l'implication du groupe. 

Car oui, l'implication est le mot-dièse parfait pour résumer le succès du concert. Les mecs sont en roue libre. L'ouverture You & I, portée par la voix pastorale de Kelcey Ayer, est magnifique. Pourtant, le constat est on ne peut plus clair : ce sont les titres de leur premier album qui se révèlent les plus convaincants. D'une folle intensité, le swing pyromane de Warning Sign - reprise de Talking Heads - est diablement bon. Grosse montée de jus concentré lorsque le groupe répond : "Hear my voice / Move my hair / Move it around a lot / I don't care what I remember", appuyés par les frétillements de la cymbale de Matt Frazier - excellent. Même embellie sur Airplanes ou Wide Eyes, hymnes parfaitement exécutés.  Et puis, quand Local Natives revient aux nouveaux titres - c'est quand même eux qu'il s'agit de défendre -, on retombe dans des lieux communs assez chiants : Heavy Feet, Bowery... Mention moyen moins. Les réactions de la foule sont d'ailleurs sans équivoque : l'enthousiasme est plus vivace lorsque sont entonnées les fraîches carrosseries de Gorilla Manor. Il y a subitement moins de spontanéité, moins d'énergie sincère qui fait tout le charme de la formation. Le rappel, bien faiblard, est tout de même sauvé par la rayonnante Sun Hands. Intense, généreuse. Rassembleuse, tonique. Local Natives, bel éclat. 

De fait, Hummingbird est un disque trop contenu, trop maîtrisé pour exploser sur scène - Breakers exceptée. Que de lourdeurs sur la pourtant sublime Colombia, qui aurait pu apporter une dose d'émotion bienvenue, mais servie par un son très médiocre, voire insupportable - le niveau des basses, apocalypse dans les tympans. Terminons ce compte-rendu par une fausse note pour garder les meilleures d'entre elles bien frétillantes dans le coeur. 


mardi 5 mars 2013

Ellen Allien - LISm


Petit avertissement avant de se plonger dans l'exercice : prévoir une bonne dose d'abnégation et de patience avant de considérer l'effort de l'écoute comme accompli. Pour son septième disque, trois ans après Dust, la déesse de l'électro n'a pas fait dans le confort ni dans la facilité. Toujours en avance sur la concurrence, Ellen Allien a cependant jeté un oeil au rétroviseur avant de lâcher les freins. Le 7 mars 2011, la Berlinoise signait la bande son du spectacle de danse Drama Per Musica, chorégraphié par Alexandre Roccoli et Séverine Rième au Centre Pompidou de Paris. De longs mois plus tard, elle décide de ressortir les dossiers pour retravailler ses pièces : réduire certains passages pour en créer d'autres à base de guitares, de cordes, le tout produit avec ses acolytes Thomas Muller et Bruno Pronsato. Ainsi naît LISm et ses quarante-cinq minutes d'expérimentations sans concession posées sur... une seule piste. R.I.P le mode shuffle et les albums écoutés à la hache. James Murphy nous avait déjà fait le coup en 2007 avec l'EP portant le nom de la durée de la pièce introductive : 45:33. Le tout à la demande de Nike, qui avait sollicité LCD Soundsystem pour composer une playlist accompagnant les adeptes de la marque lors de leur footing. Courir avec LISm dans les oreilles se révèlera plus hasardeux, tant cette musique d'alien n'a jamais paru aussi anxiogène et les « Falling » scandés lors des dix premières minutes n'appellent pas à garder les pieds sur terre. Réussi et attentif, ce premier mouvement, bercé par une guitare lancinante et légèrement réverbée, appelle à la fuite et à l'accalmie. Puis l'ADN de la maman du label BPitch Control resurgit avec des sonorités plus robotiques et sombres, en passant par une nébuleuse technoïde entêtante. Il n'y a pas de formule ni de code d'entrée pour apprécier LISm à sa juste valeur. Malgré une complexité d'approche évidente, la liberté avec laquelle Allien avance doit servir de précepte à l'interprétation de l'oeuvre. C'est à la fois la force et la limite de ce type de prouesse : laisser discourir ses envies créatrices au risque d'user un langage auto-satisfait et intransmissible. Mais nul besoin d'avoir tout compris pour saluer le génie. 

8/10