Gouri n'a pour seul bien que sa moto,
attelée à une remorque, vide et bringuebalante. Le protagoniste du
roman La nuit tombée d'Antoine Choplin, n'a qu'une idée en
tête : retourner sur les lieux de la catastrophe de Tchernobyl.
Retrouver son ancienne demeure ravagée et, surtout, mettre la main
sur cette porte. Une porte quelconque, si ce n'est qu'elle renferme
des écrits que Gouri et sa fille, défunte des suites du drame
écologique survenu en Ukraine en 1986, se plurent à marquer de
leur empreinte. Rien ne l'arrête, pas même un service de sécurité
vilipendant et peu indulgent. La quête de Gouri est d'une pureté
exceptionnelle : refermer cette porte afin de ressusciter le
souvenir de sa fille, d'acquérir ce bien qu'ils ont partagé, il fut
un temps.
Qui, en 2012, peut raisonnablement se
satisfaire d'une porte ? Cet objet quotidien est l'un des seuls
qu'on ouvre et ferme avec une attention particulière. A l'instar de
ses propres souvenirs. La satisfaction ne devrait pas tarder à être
rayée des dictionnaires idiomatiques tant son antonyme a pris le pas
sur les comportements humains et les humeurs, mouvantes et
dispersées, qui régissent l'orbite astrale.
Je suis un éternel insatisfait. Et je
ne m'en satisfais guère. Source de frustrations, de révulsions mais
aussi d'ambitions inconditionnées, l'insatisfaction chronique trouve
sa source première dans les abondances culturelle, émotionnelle et
relationnelle sur lesquelles nous marchons chaque jour. Un
insatisfait possède tant, connaît tant de choses qu'il en oublie le
plaisir d'avoir, auquel il substitue le désir du bien. Le mieux
étant l'ennemi du bien, le dilemme reste tenace. Par l'exemple :
la personne satisfaite trouve « assez ouf » d'avoir à
disposition des catalogues de sons (Spotify, Deezer, iTunes),
d'écrits (le livre de poche, les liseuses, les tablettes) ou
d'images (il n'a jamais été aussi simple de prendre une photo sans
appareil photo), les outils sont pléthoriques, accessibles à bas
coût. L'insatisfait, lui, ne ferme pas l'oeil de la nuit à l'idée
de passer à côté de 95 % de ces trésors, bien qu'il soit dans
l'histoire le premier consommateur de ces produits culturels. Appâté
non tant par la possession que par le savoir, la conscience de sa
propre ignorance et l'effort stakhanoviste d'une telle entreprise
poussent au découragement, à la détestation de soi. L'éternel
insatisfait n'agit pas pour les autres : il est son pire ennemi.
Si son cerveau n'a pas lu les sept tomes d'A la recherche du temps
perdu de Proust, c'est lui qu'il exècre, pas autrui. Il sait que
ce dernier n'a pas fait mieux que lui. Sauf que le satisfait se
complait dans la petitesse de ses biens, car la satisfaction est en
partie liée à l'ignorance : je suis satisfait de ce qui est
mien car d'une part, nul ne peut me l'extorquer, et d'autre part,
j'ignore un peu si mon voisin est plus doté que moi, ou si l'herbe
est plus verte à Kingston que dans le Vercors.
L'insatisfait, ce bougre, n'a pas
manqué d'épier son voisin. Sur Facebook, Twitter ou autres
strapontins sociaux, il n'est d'aucune manière jaloux de ce que
l'autre a ou fait, mais capricieusement envieux. La place
prépondérante de la photographie sur ces réseaux n'est pas
anodine. Les récits autobiographiques (« J'ai mangé une
pomme » ; « J'ai tro le seum c la rentré :( »)
ont,peu à peu laissé le pas au déversement des biens, pour notre
plus grand mal. La langue anglaise contient un terme qui sied à
cette explication : to show up, littéralement « montrer
en élevant ». Que mes vacances à Biarritz ou Kuala Lumpur
soient vues par le plus grand nombre, surtout. Il n'est ici pas
question de partager son bonheur mais bel et bien de montrer à ses
amis que socialement on est au niveau. On n'affiche que ce que l'on
a, jamais ce que nous sommes. Le réseau social Last.fm, très en
vogue parmi les boulimiques musicaux, suit la même dynamique :
« Mate un peu mes charts, mes écoutes lobotomisées du dernier
Autechre remixé par Flying Lotus qui sortira en 2014, regarde mon
bon goût culturel et admire la classe ». Toujours plus.
Cumuler des écoutes, des disques épuisés comme autant de trophées
virtuels accrochés à soi. Le procédé contient deux vices : la
finitude des choses et l'infinitude du savoir. Car le savoir ne
s'exhibe ni ne se cumule, il demeure transparent et n'est utile
que lorsqu'il est intériorisé, réapproprié. A quoi sert
d'apprendre l'Histoire si elle est révolue ? C'est là oublier
que l'Histoire n'est qu'un éternel recommencement : Tchernobyl,
plus jamais ? Coucou Fukushima, bien le bonjour Fessenheim.
L'insatisfait, endolori par sa mortalité, sait que le temps est
compté, que la différence entre les humains se jouera sur la beauté
de l'âme. Le corps, lui, n'est que vaste pourriture.
Il serait aisé de rapprocher l'éternel
insatisfait de l'enfant gâté. Certains le pensent. S'il en veut plus et avoir toujours
mieux que quiconque, c'est peut-être parce que ses parents l'ont
habitué aux hauts standards, à la qualité matérielle ?
Théorie bien trop simpliste pour s'en satisfaire. Il semble que
l'insatisfaction chronique soit intimement corrélée au manque,
bien plus qu'au besoin : manque d'amour, mais surtout manque de
reconnaissance de la part de ses géniteurs, qui étaient les
premiers à ne point se satisfaire d'un 18, qui préféraient un 14 à
condition que personne dans la classe n'ait fait mieux. L'insatisfait
est rongé par le temps qui passe, trop enclin à corriger les
erreurs de ses parents (lisez Les Corrections, le dévastateur
roman de Jonathan Franzen à ce sujet) et à ne pas trop foirer sa
vie, tant qu'à faire. Bien souvent, ce phénomène se retrouve chez
des jeunes adultes à la curiosité exacerbée, à l'impulsivité
latente, ayant connu une période désertique et des deltas
émotionnels à répétition. Dépossédés de ce qui leur revient de
droit, la culture devient pour eux un refuge qui permet, même sans
papa maman prof de lettres à Saint-Germain-des-Près abonnés à
Télérama, de se racheter une crédibilité. Exigence
intrinsèquement égoïste mais ô combien salvatrice. L'ostentation
est derechef sous-jacente, mais l'insatisfait l'est avant tout de ce
qu'il n'a pas, non pas de ce que les autres ont ou font.
Les problèmes circonstanciels liés à
cette, osons-le dire, pathologie, demeurent l'impossibilité de se
satisfaire des choses, de nos biens, mais aussi de ce que nous
aimons, à savoir des personnes. Pourquoi me taper Chiara tandis que
sa cousine est taille plus bonnasse ? L'amitié échappe à ce
fléau : n'étant pas exclusive, il n'y a aucun intérêt à
exhiber ses amis, encore moins à les préférer à d'autres
mécréants bien moins inspirés. Au contraire. Les garder pour soi,
bien secrètement, tels des entrelacs, se révèle bien plus riche et
probant.
Et clore cette logorrhée
psychologisante par la douce impression que ce texte sera à jamais
source d'insatisfaction.
@OrlyFery
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