mardi 18 septembre 2012

De l'insatisfaction d'être soi



Gouri n'a pour seul bien que sa moto, attelée à une remorque, vide et bringuebalante. Le protagoniste du roman La nuit tombée d'Antoine Choplin, n'a qu'une idée en tête : retourner sur les lieux de la catastrophe de Tchernobyl. Retrouver son ancienne demeure ravagée et, surtout, mettre la main sur cette porte. Une porte quelconque, si ce n'est qu'elle renferme des écrits que Gouri et sa fille, défunte des suites du drame écologique survenu en Ukraine en 1986, se plurent à marquer de leur empreinte. Rien ne l'arrête, pas même un service de sécurité vilipendant et peu indulgent. La quête de Gouri est d'une pureté exceptionnelle : refermer cette porte afin de ressusciter le souvenir de sa fille, d'acquérir ce bien qu'ils ont partagé, il fut un temps.

Qui, en 2012, peut raisonnablement se satisfaire d'une porte ? Cet objet quotidien est l'un des seuls qu'on ouvre et ferme avec une attention particulière. A l'instar de ses propres souvenirs. La satisfaction ne devrait pas tarder à être rayée des dictionnaires idiomatiques tant son antonyme a pris le pas sur les comportements humains et les humeurs, mouvantes et dispersées, qui régissent l'orbite astrale.

Je suis un éternel insatisfait. Et je ne m'en satisfais guère. Source de frustrations, de révulsions mais aussi d'ambitions inconditionnées, l'insatisfaction chronique trouve sa source première dans les abondances culturelle, émotionnelle et relationnelle sur lesquelles nous marchons chaque jour. Un insatisfait possède tant, connaît tant de choses qu'il en oublie le plaisir d'avoir, auquel il substitue le désir du bien. Le mieux étant l'ennemi du bien, le dilemme reste tenace. Par l'exemple : la personne satisfaite trouve « assez ouf » d'avoir à disposition des catalogues de sons (Spotify, Deezer, iTunes), d'écrits (le livre de poche, les liseuses, les tablettes) ou d'images (il n'a jamais été aussi simple de prendre une photo sans appareil photo), les outils sont pléthoriques, accessibles à bas coût. L'insatisfait, lui, ne ferme pas l'oeil de la nuit à l'idée de passer à côté de 95 % de ces trésors, bien qu'il soit dans l'histoire le premier consommateur de ces produits culturels. Appâté non tant par la possession que par le savoir, la conscience de sa propre ignorance et l'effort stakhanoviste d'une telle entreprise poussent au découragement, à la détestation de soi. L'éternel insatisfait n'agit pas pour les autres : il est son pire ennemi. Si son cerveau n'a pas lu les sept tomes d'A la recherche du temps perdu de Proust, c'est lui qu'il exècre, pas autrui. Il sait que ce dernier n'a pas fait mieux que lui. Sauf que le satisfait se complait dans la petitesse de ses biens, car la satisfaction est en partie liée à l'ignorance : je suis satisfait de ce qui est mien car d'une part, nul ne peut me l'extorquer, et d'autre part, j'ignore un peu si mon voisin est plus doté que moi, ou si l'herbe est plus verte à Kingston que dans le Vercors.


L'insatisfait, ce bougre, n'a pas manqué d'épier son voisin. Sur Facebook, Twitter ou autres strapontins sociaux, il n'est d'aucune manière jaloux de ce que l'autre a ou fait, mais capricieusement envieux. La place prépondérante de la photographie sur ces réseaux n'est pas anodine. Les récits autobiographiques (« J'ai mangé une pomme » ; « J'ai tro le seum c la rentré :( ») ont,peu à peu laissé le pas au déversement des biens, pour notre plus grand mal. La langue anglaise contient un terme qui sied à cette explication : to show up, littéralement « montrer en élevant ». Que mes vacances à Biarritz ou Kuala Lumpur soient vues par le plus grand nombre, surtout. Il n'est ici pas question de partager son bonheur mais bel et bien de montrer à ses amis que socialement on est au niveau. On n'affiche que ce que l'on a, jamais ce que nous sommes. Le réseau social Last.fm, très en vogue parmi les boulimiques musicaux, suit la même dynamique : « Mate un peu mes charts, mes écoutes lobotomisées du dernier Autechre remixé par Flying Lotus qui sortira en 2014, regarde mon bon goût culturel et admire la classe ». Toujours plus. Cumuler des écoutes, des disques épuisés comme autant de trophées virtuels accrochés à soi. Le procédé contient deux vices : la finitude des choses et l'infinitude du savoir. Car le savoir ne s'exhibe ni ne se cumule, il demeure transparent et n'est utile que lorsqu'il est intériorisé, réapproprié. A quoi sert d'apprendre l'Histoire si elle est révolue ? C'est là oublier que l'Histoire n'est qu'un éternel recommencement : Tchernobyl, plus jamais ? Coucou Fukushima, bien le bonjour Fessenheim. L'insatisfait, endolori par sa mortalité, sait que le temps est compté, que la différence entre les humains se jouera sur la beauté de l'âme. Le corps, lui, n'est que vaste pourriture.

Il serait aisé de rapprocher l'éternel insatisfait de l'enfant gâté. Certains le pensent. S'il en veut plus et avoir toujours mieux que quiconque, c'est peut-être parce que ses parents l'ont habitué aux hauts standards, à la qualité matérielle ? Théorie bien trop simpliste pour s'en satisfaire. Il semble que l'insatisfaction chronique soit intimement corrélée au manque, bien plus qu'au besoin : manque d'amour, mais surtout manque de reconnaissance de la part de ses géniteurs, qui étaient les premiers à ne point se satisfaire d'un 18, qui préféraient un 14 à condition que personne dans la classe n'ait fait mieux. L'insatisfait est rongé par le temps qui passe, trop enclin à corriger les erreurs de ses parents (lisez Les Corrections, le dévastateur roman de Jonathan Franzen à ce sujet) et à ne pas trop foirer sa vie, tant qu'à faire. Bien souvent, ce phénomène se retrouve chez des jeunes adultes à la curiosité exacerbée, à l'impulsivité latente, ayant connu une période désertique et des deltas émotionnels à répétition. Dépossédés de ce qui leur revient de droit, la culture devient pour eux un refuge qui permet, même sans papa maman prof de lettres à Saint-Germain-des-Près abonnés à Télérama, de se racheter une crédibilité. Exigence intrinsèquement égoïste mais ô combien salvatrice. L'ostentation est derechef sous-jacente, mais l'insatisfait l'est avant tout de ce qu'il n'a pas, non pas de ce que les autres ont ou font.

Les problèmes circonstanciels liés à cette, osons-le dire, pathologie, demeurent l'impossibilité de se satisfaire des choses, de nos biens, mais aussi de ce que nous aimons, à savoir des personnes. Pourquoi me taper Chiara tandis que sa cousine est taille plus bonnasse ? L'amitié échappe à ce fléau : n'étant pas exclusive, il n'y a aucun intérêt à exhiber ses amis, encore moins à les préférer à d'autres mécréants bien moins inspirés. Au contraire. Les garder pour soi, bien secrètement, tels des entrelacs, se révèle bien plus riche et probant.

Et clore cette logorrhée psychologisante par la douce impression que ce texte sera à jamais source d'insatisfaction.  

@OrlyFery

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