vendredi 14 septembre 2012

Grizzly Bear - Shields (2012)



D'aucuns n'évoquent les albums surestimés de l'histoire de la pop music. Pourtant, le petit âgé de trois ans de Grizzly Bear est de ceux-là. Meilleure vente de tous les temps pour le label Warp, single sinusoïdal d'une imparable facilité apparente (Two Weeks), tournée frénétique et effrénée... Veckatimest (2009) a sans doute comblé ses géniteurs, qui ne rechignent pas sur le succès pourvu qu'il soit synonyme d'exigence accomplie. Mais le disque, tentaculaire par sa proximité soudaine et familier par sa redoutable efficacité, comporte des défauts majeurs, des minauderies que Yellow House balayaient d'un mouvement en trois temps. Dire que Grizzly Bear a préparé les terrains médiatique et public pour que le monde entier ait les yeux rivés sur sa nouvelle oeuvre pourrait se révéler cynique et présomptueux. Or les quatre mousquetaires de Brooklyn ont savamment joué leur coup. Cartes sur table. Trèfle, pique, carreau... L'artwork du disque illustre l'atout majeur. Sommes-nous nombreux à y voir avant tout un coeur bien courageux ?

Non contents d'élever leurs exigences artistiques à un point culminant de leur carrière et de nos attentes, les ours ont également parcouru des sentiers inusités pour donner naissance à un tel séisme sonore, furibond et appliqué.

Ce qui frappe l'esprit et adoucit les moeurs demeure l'increvable capacité du groupe à se renouveler. Si l'identité artistique des musiciens avance sans voile ni arme, le titanesque travail fourni sur le son et l'atmosphère ici présentés est remarquable, salutaire. Les instrumentations, riches voire adipeuses, caressent le sang d'une main d'argent. Toujours classieux et fidèle comme un beau vêtement, Shields marque semble-t-il l'apogée bénite de Daniel Rossen, à son meilleur. Ce dernier, omnipotent, se met à nu comme jamais, offrant sa voix comme une offrande sacrée. Magnifique, précise, dévastatrice : les mots manquent pour décrire cet organe, ce don voltaïque venu des cieux. D'une féroce musicalité, l'art choral de Rossen se suffit aux paroles, tant il traduit des sentiments inatteignables et puissamment parfaits. "But I can't help myself", clame-t-il en guise de psalmodie et de confidence irrévérencieuse sur l'inaugurale Sleeping Ute. Les arpèges de guitare (sublime rupture rythmique à 3'13) confinent au sacré. L'album démarre sous des auspices guère rassurantes : la perfection musicale a peut-être trouvé ses alliés les plus savoureux. 


Tout au long de ces boucliers se dévoile un fil conducteur, une trame narrative digne des plus grands romans. Speaks in Rounds et Adelma se conjuguent à Sleeping Ute de manière substantielle. L'esprit n'entend que cette note en mode majeur qui résonne et donne l'unicité au tout. Triumvirat inégalable. Obsédés par le rythme, les quatre fantastiques donnent le tournis sur Speak in Rounds. La guitare sèche tourbillonne acrimonieusement dans cette voix rêche et ce refrain contre-tempo à croches pincées. Les morceaux de Grizzly Bear n'ont jamais paru aussi bien construits et composés, en témoigne cette bringuebalante mais discrète descente de cuivres sur la fin du titre. Shields est fait d'évidences, non de tubes. L'envie d'application, de bien faire, de défaire ce qui est su nourrit la moelle de l'opus. Yet Again, dévoilée avant la sortie officielle du trésor, se love dans des sonorités pop et discoïdes proprement sidérantes. A l'inqualifiable évidence du morceau, l'auditeur ajoute un coeur tracé à l'encre divine. Constante, éternelle émotion. Des coeurs à l'infini. 

Chercher des influences au groupe serait bien paresseux, alors allons-y : Radiohead, indubitablement, dont le groupe assura la première partie, dans une vie déjà lointaine. The Hunt pourrait aisément figurer sur Amnesiac, l'album du quintet d'Oxford. Même voix sentencieuse, même piano appuyé, même ambiance pesante. La chanson pyramide par excellence. Ce cuivre qui apparaît à 2'30 pour une poignée de secondes est renversant, tant inattendu qu'une bonne nouvelle venant de l'espace. Si les Américains osent s'attaquer à pareils monstres sacrés, ce n'est point dû à une assurance parvenue ou à quelque fierté mal placée, mais bel et bien car les Grizzly Bear n'ont plus de maître. Ils avancent seuls sur l'astéroïde indé et n'ont besoin de personne si ce n'est d'eux-mêmes pour parfaire et ciseler leur héritage. C'est là un immense pas en avant franchi par le groupe, souvent dissimulé derrière des influences plus ou moins avouées et avouables. 


Mais pas d'inquiétudes : Shields n'est ni l'album parfait ni le disque de la décennie. Son maillon le plus fragile porte le nom de A Simple Answer, trop convenue et perfectible en comparaison à ce qui précède et ce qui va suivre. Grizzly Bear n'a pas fini de dévoiler ses cartes. Et ça fait très mal. Faites vos jeux, rien ne va plus : What's Wrong joue dans la cour des dieux. Trompettes et trombones coulissants nappés d'une couverture minimaliste, auxquels s'ajoute un tonitruant jeu de voix et un piano destiné à la mort. Puis vient cette batterie, légèrement surannée mais bien pensée. Le titre tient de l'impossible. Sa conclusion n'est que magnificence et volupté. Voilà le titre parfait. Quelle fin déchirante et increvable. De la difficulté de passer au paragraphe suivant comme la peur de voir le morceau se terminer. Mais lorsque la mémoire est pleine, le coeur, lui, se souvient d'avoir battu très très fort. Sauvegarde du monument en cours...

L'envol n'est que plus beau. D'une légèreté époustouflante, le morceau le plus pop et estival Gun-Shy et ses airs de déjà entendu, est la signature d'un groupe au sommet de ses moyens. Et ces voix, toujours, qui laissent coi. Le temps n'est plus au reproche mais à la danse. Lorsque quelqu'un frappe votre regard et danse devant vous, c'est que les mots sont vains et finis. L'expression du corps libère l'âme de son supplice et de sa complexité. Pas cérébral pour un sou, Shields fait l'apologie de la pulsion primesautière, de l'enivrement délivré de toutes ses chaînes. Déliquescente Half Gate, trace ta route sur ce pont fictionnel qui nous rapproche de l'altérité. A ce stade-là, ce n'est plus de la musique, mais bel et bien de la poésie. Une prose carnivore, extirpant l'homme de la cruauté et du vice. Celui-ci n'est jamais aussi beau et valeureux que lorsqu'il lève l'armure. Une telle exemplarité devrait être enseignée dans tous les écoles de la République. Minimum. Sun In Your Eyes, burnout in our heart ? Le même piano complaintif, le même organe chimérique puis une succession de frappes dans les tripes. Tout se tient et se termine là où on les avait trouvés : à des années-lumière de la concurrence. Près du soleil, là où le talent rayonne, où le coeur resplendit.  

D'aucuns évoquent les albums parfaits qui marquent une vie. Ils sont, tels des ours polaires au sommet de leur art, bien trop difficiles à dompter et à cerner. Ineffables, comme qui dirait. 

10.5/10 

(Warp Records)

Chris Taylor, Ed Droste, Christopher Bear, Daniel Rossen et son pull à 459 euros.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire