mercredi 14 novembre 2012

Grizzly Bear @ Ancienne Belgique, BXL (4/11/12)


C'est un secret de polichinelle : après l'harassante tournée qui a suivi leur Veckatimest (2009), Grizzly Bear a envisagé la séparation. Les raisons demeurent floues : toujours est-il que les succès critique et commercial découlant cet album (meilleure vente de toute l'histoire du label Warp) a eu de quoi leur donner le tournis. Une remise en question que vivent des dizaines de groupes en ce temps de stabilité économique de l'industrie musicale très douteuse, et probablement le sentiment d'avoir tout donné sur cette excellente livraison. Miraculeusement, Shields (2012) voit le jour et risque de truster les premières places d'un bon nombre de tops de fin d'année. Mérité. L'album est un chef d'oeuvre d'une incroyable évidence. Sauf que. En concert, les Brooklyniens alternent l'excellent (La Cigale 2009) et le mitigé (Olympia 2010), tiraillés entre leur envie de bien faire et la peur d'atteindre le statut d'icône incontournable de la scène indé des dix dernières années.

Leur show à l'Ancienne Belgique à Bruxelles programmé en ce début novembre restait donc difficile à appréhender. L'avalanche de tweets vantant leur prestation au Pitchfork Festival de Paris la veille avait pourtant de quoi rassurer. Mais avec Grizzly Bear, le génial ne suffit pas. Ils font partie de ces groupes capables de faire d'un live une expérience unique et inoubliable. Et l'heure quarante-cinq vécue à leurs côtés à Bruxelles fut au-delà de toutes les espérances. Mais comment la narrer ? Comment décrire l'émotion intense et unique vécue dans cette salle magnifique, l'une des meilleures d'Europe avec une acoustique quasi irréprochable ? Et pourquoi avoir envie de partager ce moment, puisque sans y être, il demeure difficile de comprendre ? C'est là que les sentiments pêchent par leur incommunicabilité. Tentons malgré tout, le groupe mérite (bien plus que) ça.


L'énigme Rossen

Qu'il semble loin le temps où Grizzly Bear tournait en tant qu'opening band auprès de Radiohead. Une expérience salvatrice, enrichissante, à n'en pas douter. Mais les Américains ont aussi su tirer partie de leurs aînés : comme ces derniers, ils réussissent à faire de leurs prestations des moments de vie, non plus un enchaînement de chansons mais plutôt une escapade narrative, faite de moments épiques, d'instants de doutes, et même d'inquiétudes.

Celui qui a fait trembler notre coeur n'est autre que Daniel Rossen. Chanteur à la voix unique, guitariste hors pair, le petit koala de la bande a failli tout faire capoter ce soir-là. D'une humeur massacrante en début de set, Rossen fait la gueule et on ne voit que ça. Il retire ses chaussures en début de concert, se trimballe en chaussettes tout le show durant, et lui demander de sourire demeure aussi improbable que traverser l'Atlantique en snowboard en plein mois d'août. "Daniel, I love you", lance un homme surexcité dans l'audience. Pas un regard, pas un mot, plutôt de l'amertume de la part de l'intéressé. Se dirigeant à plusieurs reprises vers son ampli, Daniel Rossen enchaîne les titres sans y croire. Speak in Rounds en ouverture est d'ailleurs méchamment expédiée. La bande n'a pourtant pas l'air tétanisé comme il le fut à l'Olympia, mais quelque chose cloche, sans doute aucun.


Mais voilà, l'alchimie d'un groupe repose aussi sur un savant équilibre. Et pour cela, on peut compter sur Christopher Bear, époustouflant à la batterie, et surtout Ed Droste, absolument fantastique de bout en bout. L'autre vocaliste de la bande réalise un concert parfait, délivre une énergie communicative, une intensité phénoménale et ses lignes de chant donneraient le frisson à une momie. Le groupe interagit très peu, chacun restant à sa place tandis que Chris Taylor paraît en retrait et qu'on se demande toujours quelle mouche a pu bien piquer Daniel. "I love you even more when you are like this", répète le forcené dans le public. Dany esquisse un regard et un sourire légers. Ce mec doit juste être impossible à combler, et le voir bouder ainsi le rend terriblement craquant, en fait. "Oh, ce n'est pas grand chose, juste quelques problèmes de guitares, mais ça va bien. Je suis content du concert", confie Rossen avant de monter dans son bus de tournée, une heure après le show. Et le bougre a beau sembler avoir fait une indigestion de choux de Bruxelles, il n'en est pas moins extraordinaire. Ces couacs techniques le poussent à sortir des accords de guitare proprement sidérants (Yet Again, dévastatrice) et sa voix n'est jamais plus belle que lorsqu'elle paraît écorchée. Shieds (2012) est leur OK Computer à eux, un monument, plus qu'un disque, donc on est en droit d'attendre un concert à la hauteur des astres. Rossen est éblouissant sur Sleeping Ute, totalement désabusée mais énergique. Le morceau lui colle à la peau. Intelligemment, le groupe interprète plusieurs titres de Yellow House sorti en 2006 (un chef d'oeuvre de plus) comme Lullabye, la sublime Knife ou On A Neck, On A Spit en rappel, sans que la cohérence et l'intensité du show ne soient perturbées d'un iota. Les Grizzly Bear sont immenses et ils comptent bien le faire savoir.

Plus qu'un concert, une chevauchée romanesque

Le public, lui, se montre enthousiaste, respectueux, et offre plusieurs ovations (méritées) au groupe. Celui-ci pioche à l'envi dans tous les pans de sa discographie et joue, à la surprise générale, la somptueuse Shift parue sur Horn of Plenty (2004), leur premier album. On réalise alors que la véritable force du groupe réside dans sa capacité à toucher l'excellence à chaque nouvelle production. A ce titre, le très abouti Veckatimest est peut-être leur talon d'Achille car composé de titres dispensables (défauts que ne comportent pas Yellow House ou Shields, pourtant très différents). Mais la galette resplendit sur scène : les tubes Cheerleader ou Two Weeks sont d'une féroce efficacité. De plus, l'enchaînement I Live With You et Foreground confine à l'absolu. Abrupt et cathartique, le premier titre invite l'auditeur dans une contrée inconnue, très sombre mais brumeuse, tandis que les différentes ruptures du morceau font exploser les guitares comme du magma volcanique. Phénoménal. Et que dire de Foreground, où la voix d'Ed Droste est plus belle que jamais, où la simplicité de la partie jouée au piano n'a d'égale que l'incroyable émotion que ce morceau dégage ?


Mais tout ça, on le savait déjà. Ce qu'on ignorait, et ce pourquoi le concert affichait complet, c'était le potentiel scénique de Shields. Difficile de retranscrire un album à l'évidence ébouriffant sans livrer un concert attentiste et claudiquant. Il n'en fut rien. On n'évoquera ici que les moments d'anthologie, car il n'y a pas eu de mauvais moments lors de cette généreuse soirée (20 titres joués). D'une part, A Simple Answer. A l'humble avis de l'auteur de ses lignes, il s'agit du morceau le moins convaincant de l'album (devant The Hunt cependant, seul titre du dernier album pas joué en live, ça tombe bien). En concert, ce morceau détruit la lithosphère. Energie ! Précision ! Explosion ! Tout est là. L'enchevêtrement des voix d'Ed et Daniel qui vient clore le morceau est l'un des grands moments du concert. D'autre part, l'inénarrable What's Wrong, selon moi le meilleur morceau de toute la discographie des Grizzly Bear. Très jazzy, pénétrante et à la composition complexe, la chanson atteint une grâce insensée, Chris Taylor  sort même son imposant saxophone ! Tout en finesse, ornée de multiples détails, là encore les voix de Droste et surtout Rossen se couplent à merveille. Ca ne tient qu'à un fil, mais ce fil est brodé d'or. Grand, très grand moment dont on ne se remettra jamais. Assez logiquement, Sun In Your Eyes, morceau de 7 minutes, vient clore ce set irréprochable. A la fin du titre, Ed Droste adresse un regard inquisiteur à Daniel Rossen, en mode "Encore un titre ou pas ?". Rossen n'a même pas besoin de parler. Le groupe file en coulisses.

Puis reviennent, sans surprise, pour le rappel. Avec Knife, On A Neck On A Spit, donc, mais surtout le morceau final, All We Ask, joué en version acoustique. Il aura fallu les derniers instants pour voir le groupe se rapprocher, être en totale communion avec eux-mêmes, et encore une fois (promis, c'est la dernière), Daniel Rossen prouve qu'il est l'un des meilleurs interprètes des années 2000. A la fin du spectacle, quatre anges passent, assez ébahis, sonnés et peut-être tout simplement fatigués (c'était l'avant-dernière date de la tournée européenne). Ils ne parlent pas, se contentent de contempler leur oeuvre qui s'impose d'elle-même. Puis soudain, l'un d'eux prend la parole mais seuls ses trois semblables peuvent l'entendre. Et, en un regard, il se dit : "J'ai l'impression que nous avons accompli quelque chose de grand, et je suis content".

Orlando Fernandes



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