Qu'est-ce qu'un monde ? Voici le
questionnement philosophique qui submergea ma pensée
lors d'un concours blanc ENS en hypokhâgne, où j’obtins un
valeureux 7/20. C'était en 2005. Sept ans déjà.
A l'époque, Sufjan Stevens n'en avait que faire de ces atermoiements existentiels et "constellaires". Ce qui le rendait effervescent, c'était les Etats-Unis
d'Amérique. Le génie qu'il est se lançait dans une mission
gargantuesque : produire un album (soit vingt chansons et une
heure vingt de montagnes russes sonores) à chaque État :
Michigan, Illinois... Sufjan le primesautier s'arrêta là. Trop gourmand ? Trop mégalomane ?
Si seulement. Passé outre une étrange maladie (qui a presque eu raison de lui)
avec le dévastateur The Age of Adz (2010), l'artiste a prouvé une fois
encore qu'il allait là où ne l'attendait jamais. On espérait tant
que le natif de Detroit nous narre la Californie ou les tréfonds du
Mississippi. C'était bien ne pas se douter de l'hérésie qui toucha
le petit.
A quoi bon s'empêtrer dans des États compromettants lorsque
les planètes sont à portées de main ? Ni plus ni moins, le
stakhanoviste étasunien s'est attaqué à l'Univers. Cette galaxie qui l'obsède tant. Mais pourquoi se coltiner l'odyssée de
l'espace lorsque la Terre à elle seule renferme l'odyssée de
l'espèce ? Il le sait : pour s'extirper du chaos
ambiant, il est bon de prendre du recul, beaucoup de recul. Et
élargir sa focale cérébrale pour tenter de trouver une issue salvatrice. Sufjan
n'a pas peur de la démesure ni du grand saut vertigineux : si,
fussiez-vous enfant, on ne vous avait jamais dit que la France est un
pays et la Terre le bout du monde, jamais vous ne vous
douteriez qu'il ne fallait pas franchir les frontières. Tous les génies le savent : un
monde est avant tout une entité de micro-mondes célestes et olfactifs.
Pas étonnant alors que, accompagné de Bryce Dessner (guitariste de
The National, formation pour laquelle Sufjan a prêté sa voix
d'ange sur High Violet, 2010) et Nico Muhly (bras droit de Björk
et d'Antony & the Johnsons), le défi était trop casse-gueule
pour ne pas s'y frotter : tombé dans un tsunami de critiques
après Age of Adz (trop grandiloquent, trop autotuné, trop tout), Sufjan a
trouvé la parade parfaite : pour éviter de se noyer dans le
flot de merdier ambiant, la seule solution reste encore de déployer
ses ailes et d'aller se réfugier entre la Lune et un satellite de
Saturne.
Une galaxie tourbillonnante d'émotions
Une galaxie tourbillonnante d'émotions
Arrivé deux minutes avant le début
des hostilités, l'auteur de ces lignes a failli ne jamais se
remettre de rater son interprète préféré. Que le temps passe
lentement lorsque le métro parisien rame et s'arrête dans des
stations plus informes les unes que les autres, pour enfin se poser à
Ternes et se diriger brinquebalant vers la Salle Pleyel. Décor sobre
et raffiné, le public s'est mis sur son 31, persuadé que le moment
va être segmentant : il y a ceux qui sont amoureux avant même
la première note cosmique, et les aigris qui tweetent : « Bon,
on se fait chier là #Sufjan ».
Sufjan (chant, claviers bidouillis), Bryce
(guitare électrique) et Nico (piano, claviers), donc. Plus un orchestre
paré de trois violons et un violoncelliste (Navarra String Quartet), un batteur (James McAlister), sept cuivres (New Trombone Collective). Ni plus ni moins. La scène, spacieuse et généreuse, se
voit surplombée par une immense masse sphérique représentant chaque
astre narré par les trois compères. Un récital. Le son est irréprochable de bout en bout. Comme si une symphonie
beethovienne nous était jouée aux portes de Mars. L'alchimie
d'attaque entre les seize corps célestes présents sur scène est à
des années-lumière de la folie kitsch et allumée que nous
proposait Stevens à l'Olympia pour sa précédente tournée. L'ogre
joue sur tous les terrains, sans craindre l'apoplexie ou l'indigestion.
Le concert sera immanquable ou ne sera pas.
Ce qui frappe et sidère, c'est la
légèreté avec laquelle Mulhy, Dessner et Stevens soulèvent les
planètes. Entre la précision du second, la discrétion du premier
et la perfection du poucet, une incroyable impression
d'apesanteur s'abat sur la salle Pleyel. Dans Age of Adz, Sufjan Stevens
déchiquetait la moindre de ses particules par des vrombissements et
rythmiques lourdes et appuyées, tandis qu'ici, il envisage l'univers
comme une plume dansante au milieu des cieux. Équilibre et
intelligence d'approche remarquables. Car nul doute qu'au-delà des chansons
(il ne s'agit après tout que de cela), le concept autour de
Planetarium a dû susciter bien des interrogations. L'idée est stevensienne. Vêtu d'un t-shirt et d'un pantalon
lovés de noir, c'est comme si le kid fluorescent d'il y a deux ans
avait disparu. Ce projet, c'est son bébé. Son aversion terrifiante
qui le fait sentir encore vivant, après une maladie foudroyante dont
il se déclare « guéri » (confie-t-il après le concert,
les yeux humides mais le regard fier).
Pas de place pour la modestie ou la
pesanteur mal senties. Le concert démarre ni plus ni moins par
Neptune, peut-être la plus absconse des huit planètes qui composent
ce que l'on connaît de notre galaxie. Ce titre dense et enlevé
offre une entrée en matière des plus convaincantes. Les
fondamentaux sont posés : douceur vocale, frétillements des
instruments avant l'explosion finale, féroce et stupéfiante. Le ton
est donné, et Stevens n'attendra pas plus longtemps pour élever ses
gammes de trois demi-tons. Explorer le système solaire, c'est long
et harassant, pas de temps à perdre dans des tergiversations
épineuses et douteuses. Le trio n'a rien perdu de sa loquacité,
osant à plusieurs reprises des touches d'humour qui détendent
l'atmosphère. Sans trop en faire, ils érigent ainsi un cadre
familier, serein et agréable entre les musiciens et l'audience. On
suit les yeux fermés ces Armstrong, Aldrin et Collins du XXIe
siècle. Le vaisseau est large, et la route est encore longue dans cette mission Appolo 2012.
Jupiter explorée, déjà une première
salve d'applaudissements. « C'est trop gentil »,
déclarent-ils. Mais nous n'avons encore rien vu. Derrière l'arbre
se cache la forêt. Ici, derrière les astres se distillent des
secrets. Jupiter, « the king of planets », lance
définitivement le spectacle étoilé. Lumineuse, puissante et
déterminée, la grosse pomme d'une dizaine de minutes est tout
bonnement exceptionnelle. Chaque instrument est judicieusement en
place et raffiné. Les cordes du violon se frottent à la
coulisse du trombone pour provoquer un bing bang émotionnel. C'est
beau, mais c'est surtout très haut. La prise de risque, invisible,
est pourtant à son maximum. Les dissonances dans les apocopes
flirtent avec la pureté des voix, des mondes que l'on traverse sans
trop se poser de questions. Il y a une grâce infinie qui propulse le
concert dans une dimension stratosphérique.
L'auto-tune, la voix de la facilité
L'auto-tune, la voix de la facilité
Venus, la planète de l'amour, du sexe
et des relations, brille de mille feux dans le ciel nocturne. C'est
notre âme sœur, l'astre fratricide qui nous veut du bien. Les
éléments virevoltent. D'une
précision hallucinante, Uranus convoque avec maestria la guitare de
Dessner (jusque-là trop discret) et la voix hyper travaillée de
Stevens. Ce dernier commence alors à perdre les pédales. Jusque là
utilisé avec parcimonie, l'auto-tune met les pieds dans la couche
d'ozone en se fichant bien de nos oreilles sensibles sur Mars.
C'est la que le bât blesse : persuadé d'avoir accouché d'un
monstre tentaculaire (son précédent opus), Stevens en fait des
tonnes. Voix trafiquée, attitude adipeuse et paresseuse, l'émotion
du génie américain disparaît comme un brin d'air au beau milieu du
Soleil. Non, le concert n'est pas parfait et tombe parfois dans des
excès bien dispendieux. Comme apeuré par sa propre immensité,
Sufjan se cache derrière l'auto-tune comme un enfant qui fuirait le
grand méchant loup. Et pourtant, la perte vocale du chanteur est
d'une éclatante et superbe intimité, presque trop pure pour être
honnête. C'est lorsqu'il se dissimule dans cet artefact
bidoullonnant que, paradoxalement, Sufjan Stevens devient le plus
humain. Il le dit sans fard : il n'a pas les épaules pour
porter toute la masse universelle, et tombe parfois dans la facilité.
Quitte à nous perdre en chemin. En témoigne le rappel, reprise d' Over the Rainbow d'Harold Alren, tout simplement abominable, qui nous
ferait presque regretter l'horreur quotidienne qui sévit sur Terre.
Les voies de l'auto-tune soit impénétrables, mais Sufjan y fourre
son gros engin sans crainte de donner naissance à un humain aliéné à huit têtes.
Mais lorsque Sufjan Stevens clame : « In
the future, there will be no one / no loneliness outside », on
a juste envie de le serrer fort près de notre cœur meurtri par tant de
justesse. Et les quelques faux-pas relevés ci-dessus ne font
pas oublier la magnificence et la grâce absolues dont sont frappées
des œuvres comme Saturn ou The Earth. La planète satellitaire est
ornée d'une instrumentation de malade mental. Dévastatrice.
L'auto-tune vient une nouvelle fois gâcher le plaisir. Mais peu
importe : une telle ingénuosité musicale classe Stevens et
ses deux acolytes au rang d'extraterrestres. Féerique et enjouée,
Saturn explose dans un final éblouissant. Une apothéose d'étoiles
et d'émotions. Mêmes diagnostic symptomatique pour The Earth, ternie par des
extravagances vocales monstrueuses, mais dont l'anthologie de
l'orchestration surgit de mille feux. Il n'y a qu'une chose moins
parfaite que la perfection : la perfection elle-même. Elle
n'est jamais aussi belle lorsqu'elle est jonchée de doutes, de
failles, de fêlures. Qui peut prétendre explorer l'univers sans
deux ou trois faux-pas et quelques cicatrices qui marqueront à
jamais ? Certainement pas Sufjan Stevens, bien conscient de ses
limites et de sa propre finitude.
Et le voilà qu'il se rêve en professeur
de biologie (« my back-up careeer », rit-il) : la
perspective donne d'ailleurs lieu à un échange d'amabilités
croustillant entre Dessner, Muhly et Stevens, dont la complicité
fait plaisir à voir. On pense par moments à la folle entreprise de
Björk qui déjà avec le sous-estimé Medulla (2004) puis Biophilia (2011), étudiait
le microcosme, le génome et le monde vivant. Planetarium est une
fabuleuse réponse au travail de l'Islandaise. Les deux
projets, bien qu'artistiquement dissemblables, sont scientifiquement
très proches. Nous sommes tous conscients de notre inertie, notre
pourriture et notre mortalité, alors autant en faire quelque chose
et analyser ce qui nous entoure. Car nous n'avons aucune influence
sur ce que nous sommes. C'est une hérésie que de penser le
contraire. En revanche, la nature, les éléments, les planètes
forment toutes les pièces d'une architecture qui, une fois la pierre
enlevée, se suffit à elle-même. Cela s'appelle l'art.
Au fond, Sufjan Stevens nous montre la
voie d'un cheminement logique et implacable : son œuvre Age of
Adz détruisait littéralement la planète. Beau et consciencieux
comme il est, il ne pouvait donc que nous emmener vers ces constellations,
resplendissantes et habitées. Jusqu'où ira-t-il ? Nul le sait.
C'est à la fois terrifiant et incroyablement porteur d'espoir, une
telle rage, une si dense soif de conquête. Car Sufjan nous
questionne : « Y a-t-il une vie dans ces planètes ? ».
La réponse est oui, indubitablement. Car lorsque, pris d'une
lucidité vertigineuse, vous ne savez plus à quel saint vous vouer
pour chercher un sens à ce monde tourbillonnant, dites-vous bien
qu'il en existe d'autres. Inconnus du commun des mortels, mais qui
n'attendent que vous pour jaillir à la lumière diurne.
Venu clore un set époustouflant avant le rappel,
Mercury est inénarrable. Ainsi, la moindre tentative de critique
serait vaine et caduque. Le silence est parfois le meilleur moyen
d'exprimer ce que l'on ressent. Osons seulement dire que ce monument musical
dépasse un Panthéon à lui tout seul. L'un des titres les plus
fantastiques et merveilleux qui m'ait été donné d'entendre. K.O.
éternel.
Reste à savoir si l'odyssée scénique
accouchera d'un album studio. Sufjan le souhaite, mais ses compères
fourmillent de projets. Le temps manque. Et la vie dure. Quoi qu'il
en soit, Planetarium sur disque serait le remède parfait pour
ne pas succomber, non pas à la fin du monde prévu pour le 21
décembre 2012, mais à la folie et l'ignorance environnantes qui rongent
le monde comme une gangrène paranoïaque et amnésique qui aurait
entrepris de dévorer notre planète. Pause. Silence. Reprise.
Chienne de vie, disons-nous. Mais regardons donc ces astres :
ils renferment une collection pléthorique d'êtres étoilés, au corps mort
mais à l'âme armée, emmenés par le maître Sufjan, contre toutes ces vicissitudes qui nous font sentir infiniment petits et si
désespérément humains. Une chose demeure invariable : il n'y aura
qu'une mort après nos innombrables vi(ctoir)es.
MERCI pour tous ces mots posés sur tant d'émotions ... J'Y ETAIS !!!
RépondreSupprimerHi nice reading your poost
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