#1 Valgeir Sigurðsson
Architecture of Loss
Comment pouvait-il en être autrement ? Si l'Islandais (Pitchfork lui attribue un sévère 7.0 ; aperçu dans aucun top sauf celui de Gwendal Perrin, le plus islandophile des Bretons) a ravi la première place au Shields de Grizzly Bear, c'est parce que... Rien. A ce niveau là de création musicale, même un cheveu est une unité de mesure trop grossière. Il y a des histoires derrière ces petites histoires que sont les disques. Des détails, en-deça de la subjectivité. Disons simplement qu'Architecture of Loss m'a replongé dans mes souvenirs islandais et aussi parce qu'à année particulière, album de l'année original. Peut-être que certains prendront la peine de l'écouter, plus que s'il avait été #2. A vous de voir hein. C'est spécial. Moi j'aime. Avec vous ?
En musique comme ailleurs, il n'existe que peu de place pour le hasard. La constance s'appelle le talent, et la variable, la chance. L'opportunité d'éclore. Mais invariablement, il y a ces disques, ces oeuvres, que l'on découvre à l'aube ou la nuit, après un bonheur profond ou un piteux échec. Et qui ne vous lâchent plus, car vous les aimez tant qu'ils prennent soudainement possession de vous. Valgeir Sigurðsson est peu connu, disons-le franchement. Il est pourtant derrière de nombreux albums plus ou moins fréquentables : la co-production en Metals (2011)de Feist, l'ingénierie de l'organisme de Vespertine (2001) et Medúlla (2004) de Björk mais aussi le trou d'air Music Hole (2008) de Camille, c'est lui. Son patronyme ne fait aucun doute : l'homme nous vient d'Islande qui, une fois de plus, dévoile à la face de la stratosphère ses pépites. Non pas un coucher de soleil sur le lac de Jökulsárlón, ni un volcan fiévreux prêt à en découdre avec les continents. Un trésor humain qui fait de son instinct un monument. Architecture of Loss est de ceux-là. Proche des compositeurs Craig Armstrong et Jóhann Jóhannsson dans la conception cinématographique de leur musique, Valgeir Sigurðsson n'a plus à se cacher derrière ses pairs. En Islande, dans un élan d’auto-dérision, il est de bon ton d'affirmer que tous les autochtones font partie de la même famille. Ce n'est donc pas une surprise si ces artistes ont l'air de partager le gène du talent inné. Là-bas, lorsque les jours se font cruellement courts et les nuits froides, il ne reste guère qu'à se recueillir dans ce que tout être a de plus précieux : le don.
Sur son premier travail solo de 2007, Ekvílibríum, le compositeur érige un discret et curieux édifice sure lequel le songwriting repose sure la délicatesse et le silence. Et l'ellipse. Trois ans plus tard, Draumalandið (“Dreamland”) sert de bande originale à un documentaire traitant de l'exploitation des ressources naturelles en Islande, de la destruction des paysages crépusculaires du pays et des ravages causés par les industries d'aluminium. La dénonciation et pas seulement la contemplation : voilà l'essence même de la musique de Sigurðsson, là où ses compères de Sigur Rós ont longtemps préféré l'aspect descriptif. Cette volonté de ne pas laisser les choses et les éléments couler irrigue constamment sa troisième œuvre, Architecture of Loss, qui réussit l'exploit d'apaiser le corps tout en torturant l'âme. Chaque écoute du disque sonde le monde qui nous entoure et nous renvoie à notre propre finitude : que faisons-nous sur Terre ? Si l'on réalise qu'on n'est peut-être qu'un mécréant sur pattes qui ne rend ni les choses meilleures ni pires, qui se contente de se laisser vivre, alors peut-être faudrait-il songer à partir. Tel est le tentaculaire mais réaliste message délivré par l'Islandais. Pour lui, le monde n'est déjà plus. Les titres des morceaux en attestent : World Without Ground ou encore Reverse Erased sont d'une transparence destructrice qui fait froid dans le dos. Les démons ne sont pas laissés derrière soi : ils sont combattus, à l'arrachée, dans un valeureux combat où la musique vainc à tous les coups (bas).

L'inaugurale Guard Down décrit parfaitement cette ambivalence : les cordes chevrotantes donnent l'impression de pouvoir exploser à tout moment, avec des staccatos assez flippants. The Crumbling, qui la suit, montre alors une face plus humaine et fragile de l'entité que fonde l'artiste : un piano d'une noirceur et d'une identité apocryphes, des cordes reluisantes et stridentes, tout est là. World Without Ground poursuit merveilleusement le triptyque. Mais Valgeir Sigurðsson s'accorde fort heureusement (pour nous et surtout pour lui) des moments de répit : la candeur sensible et apparente de Between Monuments ou la très picturale Plainsong révèlent le penchant vivifiant et sublime du travail de l'Islandais. Oui, les cordes sont omnipotentes bien qu'elles ne semblent jamais superflues. Elles dictent le tempo de la marche, vers l'abysse ou le céleste, c'est selon. Et quoi de mieux que ces cuivres enivrants de douceur sur Gone Not Forgotten, arrivés à point nommé pour, au final, ne jamais choisir sa voie : l'existence et la décrépitude sont pensées dans un seul et même schéma. C'est ce qui rend l'issue si incertaine et cette architecture de la perte si fantastique. Jamais elle n'impose à l'auditeur telle ou telle direction. Se fiant à son intelligence et à son instinct, il est libre de préférer le chaos ambiant à la tranquillité primesautière qu'offrent la vie. Lui seul décide, car le destin ne le fera pas pour lui. Valgeir Sigurðsson confère ainsi une force d'agir et une puissance inestimable à l'Homme, à son libre arbitre et à sa capacité de toucher du bout de ses doigts l'or, l'authentique et le majestueux. Levez les yeux, la fin vous ouvre les bras. Ne tombez pas, le sol se défait sous vos pas. L'insoutenable élévation de l'être par la musique, ses sentiments et, par dessus-tout, les éléments.
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