Dernier jour, déjà : si les jambes ne pesaient pas aussi lourd, on n'aurait pas dit. Au Parc del Forum, la journée promet beaucoup : Fleet Foxes, PJ Harvey, Animal Collective, The Black Angels… Le temps est jovial, comme l'ambiance à Primavera : pas de bousculades pendant les concerts, pas trop d'indignation, ni de spectateurs amorphes. Une belle nuit d'ivresse printanière en perspective.
Que peut donner un concert du gringalet Tallest Man on Earth sur la grande scène San Miguel ? On aurait pu penser que le monsieur (à vue d'oeil, 1m71) allait se laisser écraser par l'immensité du lieu. Mais Kristian Matsson a les épaules. Il propose une folk de taille, très souvent comparé à Bob Dylan. Oui, certainement, mais est-ce bien important ? Porté par son lumineux album The Wild Hunt, le Suédois fait fi de son apparente réserve pour proposer un spectacle bouillant et habité. La guitare à l'épaule, il va et vient sur la scène, clamant ses ballades folk comme un condamné heureux. Le public adhère. Partageant son micro avec Amanda Bergman sur Thrown Right at Me, Tallest Man on Earth s'approche, s'approche, lèvres collées à sa duettiste. Mignon.
Petit détour ensuite sur la scène Pitchfork, où tUnE-yArDs attise la curiosité. A la voix inimitable, l'atypique Merrill Garbus fait son effet. Les instrumentations tribales renvoient aux origines des sons : pas de superflu, rythme saccadé et catapulté, le show intrigue autant qu'il séduit. Même si l'effet de surprise ne dure pas, la singularité de l'artiste nous fait apprécier ces quelques chansons que les premières notes lancées par Fleet Foxes à quelques mètres de là écourteront. Pour passer un bon festival, il faut avant tout ne pas faire d'infidélités à ses priorités. Mais toujours se laisser guider par les plaisirs inavoués.
Fleet Foxes sur la grande scène : on rentre dans le très lourd de cette dernière journée. Venus de Seattle - le Canada est ses bûcherons ne sont pas loin - Robin Pecknold et les siens sont très attendus. Tout le monde est assez curieux de voir comment résonne le récent Helplessness Blues sur scène, surtout après un précédent album largement acclamé. D'emblée, The Cascades et Grown Ocean rassurent : les légères guitares, l'entêtante batterie et les choeurs célestes sont toujours là. L'EP Sun Giant (2008) est mis à l'honneur avec la belle Drops in the River. Mais ce sont les tubes de l'album Fleet Foxes (2008) qui remportent les honneurs du public : l'hymnique White Winter Hymnal provoque un déferlement de joie assez hallucinant, suivie directement par le tube Ragged Wood. Et voilà qu'arrive le chef d'oeuvre d'Helplessness Blues. D'une construction et d'une beauté terrassantes, le dyptique The Shrine / An Argument laisse coi, n'atteignant malgré tout pas les sommets de la version studio. Et c'est bien là le hic avec Fleet Foxes : leur folk vernie dans le bois sur album se transforme trop souvent sur scène en un tronçon dont l'écorce ne brille plus. La méticulosité d'orfèvre avec laquelle sont taillées les compositions disparaît subitement.
C'est regrettable, mais Fleet Foxes ne semble pas faire d'effort particulier pour enrayer cette mécanique, à tel point que le public dandine de la tête machinalement, quels que soient les morceaux joués. Ne rentrons pas dans la critique forcée, ce concert reste dans son ensemble bien satisfaisant. Bien plus que satisfaisant se révèle le passage du collectif Rubik, le plus enjoué du festival. Les foutraques Finlandais s'emparent haut la main du prix de la révélation de Primavera. Un peu à l'étroit sur le modeste Jägermeister Vice Stage, les musiciens délivrent un rock d'une imparable efficacité. Mais ce qui touche le plus, c'est l'évident plaisir de Rubik à jouer, à donner au public et à boire des bières tièdes. Une telle spontanéité est rare en ces temps très calibrés.
Avec cette flopée de (bons) concerts, on en perdrait presque la notion du temps. Mais sur la scène San Miguel, en voilà une qui va littéralement prendre son temps. Pour notre plus grand plaisir. L'une des artistes les plus attendues du festival arrive avec une dizaine de minutes de retard - fait rarissime pendant ce Primavera Sound - et livre un show d'une grande générosité - 20 titres. Parée d'une volumineuse robe blanche, PJ Harvey est accompagnée de son acolyte John Parish, Mick Harvey et Jean-Marc Butty. Loin, très loin de ses coups sanguinolents lors de sa tournée 2004, Polly Jean a changé. Sans être froide, elle paraît imperturbable. Sûre d'elle-même et de ses capacités, elle démarre tout naturellement avec deux titres de son magistral dernier opus : Let England Shake et The Words that Maketh Murder. Saisissant. Mais pas question pour elle de reproduire à l'identique l'album : voilà qu'arrive un C'mon Billy fiévreux, rappelant les premières heures de PJ la rebelle.
Elle n'en fait ni trop ni pas assez. Elle se canalise, dit "merci" quand il le faut, entièrement dévouée à son interprétation. Car Polly Jean est une romancière : faisant de sa voix sa plus belle plume, elle distille par-ci par-là ses fêlures et nous livre ses illustres pages. Alors parfois on s'ennuie un peu, mais jamais on ne perd le fil, désireux de savoir où tout cela mène. Et quand on assiste à Down By the Water, plus de doute : PJ Harvey est une femme mutante, qui paraît sage pour mieux terroriser l'ennemi lorsqu'elle sort ses griffes. Elle gagne à tous les coups, par K.O (All and Everyone) ou chaos (The Big Guns Called Me Back Again). Soudain, de retentissants cris de joie jaillissent de la fosse. Ah mais d'accord : le FC Barcelone vient d'étriller Manchester United en finale de la Ligue des Champions de foot. PJ est Anglaise mais ça va, elle ne semble pas trop faire la gueule. Plus endurante que les Mancuniens, elle profite de la fin du concert pour varier les plaisirs : un morceau de Is thés Desire? , puis de Uh Huh Her, en revenant à Let England Shake. Le script est parfait. Encore sonnés par la beauté de On Battleship Hill, voilà que Harvey nous prend à contre-pied en terminant son show les guitares raides perchées : avec l'inattendue Big Exit puis la veineuse Meet Ze Monstra. D'une dévastatrice efficacité, la grande artiste montre que ses pouvoirs sont multiples et immortels. Polly Jean Harvey est une artiste hors-temps.
Après une claque telle, le meilleur moyen de ne pas être déçu par ce qui suit et d'assister à une performance radicalement différente. C'est le cas avec le DJ Set de James Blake, qui promet beaucoup connaissant les références du jeunot. Il est minuit. Alors qu'en dire ? Parfois, les jambes témoignent mieux que les souvenirs. D'un intérêt visuel proche du néant - le Britannique, derrière ses platines, ne bouge que pour tourner sa pochette remplie de CD -, musicalement, le set a de l'audace. Sans crainte du délit de schizophrénie, Blake fait autant honneur à Telefon Tel Aviv qu'à ses idoles du dubstep (Mount Kimbie). Le petit prodige a l'oreille bienséante et garnit son mix d'une multitude de subtilités. Et, preuve que le "crooner cluber" ne jure pas que par l'underground über conceptualiste, son remix de Bills, Bills, Bills des Destiny's Child apporte une véritable cure de jouvence. En voilà un qui, en deux prestations séparées de 24 heures, aura montré que son phénoménal talent n'est pas un jouet en plastique.
Déjà une grosse journée dans les pattes, une pause s'impose avant de se ruer vers Animal Collective, d'autant plus lorsqu'on sait que le groupe aime à prendre son monde de court lors de ses concerts. Et c'est peu de le dire : seulement 4 des 12 titres sont identifiés, le reste étant des nouvelles chansons pas encore enregistrées. Perte de repères. Avey Tare (alias David Porter), Panda Bear (Noah Lennox), Deakin (Josh Dibb) et Geologist (Brian Weitz) sont alignés sur scène, chacun dans leur environnement naturel, tripatouillant leur instrument. Il n'est pas facile d'évaluer des morceaux pas connus d'avance, mais tentons le coup. Même après l'immense Merriweather Post Pavilion, il semblerait que le groupe de Baltimore ait encore quelque chose à dire. Si certains titres frôlent le conceptuel bouseux, la grande partie du concert se révèle être un bouillonnement ingénieux. Pas très loquaces, seul Avey Tare se charge d'administrer une once de communication entre le public et le groupe, histoire de prouver qu'ils parlent encore le même langage, un petit peu. Noah Lennox s'arrache les muscles à la batterie tandis que Geologist a la tête fourrée dans on ne sait trop quoi.
Mais quand Animal Collective nous donne rendez-vous en terre connue, on retrouve alors tout leur gniaque et leur ingéniosité, comme sur Did You See the Words? Et la foule, parfois désarçonnée par les délires expérimentaux de ces bêtes en folie, répond d'un seul homme au "Open up Your Throat" scandé sur la géniale Brothersport. Alors, géniaux avant-coureurs ou imposteurs teigneux ? Au fond, peu importe. Face à une discographie si fournie, une telle prise de risque scénique et une névralgie aussi contagieuse, on ne peut qu'abdiquer dans leur sens.
Un tout dernier effort. Il serait injuste d'invoquer l'heure tardive ou les cieux pour se justifier de ne pas aller saluer les Black Angels. Même si des soucis techniques retardent le début du concert, on est rassurés de voir que leur son si rocailleux fait merveille même à 3h30 du matin. Ce Primavera Sound Festival aura fait découvrir des réserves d'énergie insoupçonnées et des talents secrètement bien préservés. A la sortie du Parc del Forum, des centaines de personnes déambulent encore dans les rues. Les fans du FC Barcelone font la fête, les Indignados font la tête et les festivaliers n'ont que faire la fête en tête.
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